Avec quel type de vaisseau spatial aller établir une colonie sur la planète rouge? Le milliardaire sud-africain Elon Musk, propriétaire de la société spatiale privée SpaceX, lâche au compte-gouttes des indices sur son projet gigantesque, qu’il a promis de révéler d’ici à fin 2015, et dont les experts en aérospatiale tentent déjà de définir les contours. Conférence sur le sujet ce mardi soir à l’EPFL
Acheminer 100 Terrien(ne)s sur Mars d’ici à une décennie, afin d’y établir une colonie et commencer à «sauvegarder l’existence de l’humanité»: c’est le rêve affiché depuis 2007 par le milliardaire Elon Musk. Le 5 janvier 2015, dans un débat sur le site Reddit, le propriétaire de la société spatiale SpaceX et du constructeur de véhicules électriques Tesla a réaffirmé ses intentions, livrant quelques détails mais indiquant surtout qu’il allait dévoiler d’ici à fin 2015 les plans de son projet fou. Car tous les experts se demandent quelle forme vont prendre les véhicules spatiaux qu’il ébauche. L’un d’eux, le polytechnicien français Richard Heidmann, spécialiste de la propulsion du groupe Snecma et ayant travaillé sur les moteurs de la fusée Ariane, vient ce mardi à l’EPFL présenter ses projections*.
Outre les déclarations sporadiques d’Elon Musk, les observateurs prennent surtout comme base de réflexion les actualités de Space X. Le 10 janvier encore, la firme a lancé sa fusée Falcon 9 vers la Station spatiale internationale (ISS) pour une mission d’approvisionnement. Avec Orbital Sciences, SpaceX est la seule société privée avec qui la NASA a conclu des contrats de ravitaillement de l’avant-poste orbital. Elle a décroché ce partenariat, ainsi qu’un autre visant à transporter des astronautes dès 2017, notamment parce qu’elle est parvenue à diminuer fortement les coûts d’accès à l’espace – le credo premier d’Elon Musk –, et parce qu’elle prétend rendre ses lanceurs réutilisables, autre source majeure d’économies. Il y a dix jours, les premiers étages de la fusée Falcon 9 ne devaient ainsi pas retomber en mer, mais se poser en autoguidage sur une plateforme flottante; l’opération a failli de peu, les fluides des outils devant permettre la manœuvre étant trop vite tombés à sec. «Problème mineur», selon Elon Musk.
Par ailleurs, SpaceX est en train de construire sa Falcon Heavy, fusée géante flanquée de deux propulseurs d’appoint, d’une masse totale de 1387 tonnes au décollage et capable d’acheminer en orbite basse des charges utiles de 53 tonnes (les plus gros satellites actuels en pèsent une dizaine); le premier vol test a été annoncé pour cette année.
En parallèle à ces activités connues, Elon Musk distille lors de chacune de ses apparitions médiatiques un peu de sa vision. Il explique en septembre 2014 au magazine Aeon qu’«il y a un argument humanitaire à rendre la vie humaine multiplanétaire: l’assurer contre une extinction sur la Terre». L’entrepreneur sud-africain voit même, à terme, des dizaines de milliers d’humains rejoindre la planète rouge. Comment?
En février 2014, dans une interview à CBS News, il lâche: «Nous devons développer un véhicule spatial beaucoup plus grand que ceux existant, qui va faire paraître bien petites les fusées lunaires Apollo [hautes tout de même de 110 m]. Une sorte de système de transport colonial vers Mars (MCT), qui décollerait fréquemment. Nous pourrions le construire d’ici dix ans.» Et deux ans plus tôt, à Nature, il confiait déjà imaginer un lanceur «rapidement et complètement réutilisable» – d’où ses essais sur la Falcon 9. Mais d’architectures plus précises, rien.
Au mieux Tom Mueller, chef de la propulsion chez SpaceX, a-t-il révélé en mars 2014 que sa société développait un nouveau type de moteur bien plus puissant, le Raptor, fonctionnant avec un mélange oxygène-méthane et non plus d’oxygène et hydrogène ou kérosène comme d’ordinaire. L’une des raisons est simple, dit Richard Heidmann: «Pouvoir refaire le plein du vaisseau sur Mars en produisant directement in situ l’oxygène et le méthane.»
A partir de là, le polytechnicien a fait ses projections, lui qui est aussi président de l’association Planète mars, branche française de la Mars Society: trois corps accolés, similaires au Falcon Heavy mais chacun d’un diamètre de 10 m et pourvu de neuf moteurs Raptor, permettraient une poussée initiale totale suffisante pour lancer une masse de 10 000 tonnes – soit quasi autant que la tour Eiffel! – et surtout adéquate pour placer 300 tonnes en orbite basse. De quoi ensuite envoyer une navette de 100 tonnes vers Mars, qui pourrait par la suite revenir sur Terre après avoir été réapprovisionnée en carburants sur Mars (selon des technologies à mettre au point). Or c’est là que Richard Heidmann ne s’y retrouve pas dans ses calculs: «En prenant en compte une masse de 500 kg par passager – pour sa nourriture et l’équipement, mais pas l’eau qui peut être recyclée –, je parviens à ne poser sur Mars que 20 tonnes. Or Elon Musk, lui, prétend y déposer une charge utile de 100 tonnes, comprenant les hommes et le matériel pour installer la colonie.»
Le 5 janvier, Elon Musk a insisté en disant que cet objectif demeurait. Mais, surtout, il a lâché une phrase sibylline: «Au début, je pensais qu’on pourrait juste développer le Falcon Heavy [composé donc de trois corps], mais il semble plus sensé et probable d’avoir un seul lanceur monstre.» L’embarras de Richard Heidmann n’a fait alors que croître: «Il faudrait alors une seule fusée de 17 m de diamètre, pourvue de 60 moteurs! Ce serait gigantesque! Autant m’étais-je fait à l’idée d’un tri-corps géant inspiré du Falcon Heavy, autant là, je suis très surpris.» Et d’expliquer que, «lorsque l’on change d’échelle, certains détails, certains effets peuvent échapper aux techniques de modélisation. On a moins confiance dans les modèles, car on sort du domaine connu. Mais peut-être Elon Musk possède-t-il des astuces non encore révélées.»
Pire: même si la phase de décollage réussit, il s’agira ensuite de poser une navette martienne de plusieurs centaines de tonnes sur la planète, avec là aussi des systèmes de décélération d’une telle masse qui restent à développer. Parmi les idées possibles: utiliser des rétrofusées – «mais il faut emporter avec soi leurs carburants, ce qui ajoute de la masse…» –, ou temporairement augmenter la surface du vaisseau entrant dans l’atmosphère martienne, avec des panneaux déployables ou des structures gonflables, telles que celles qu’a testées la NASA en juin 2014 – «mais là aussi, la masse totale de l’engin au décollage s’accroît».
Au final, quelle crédibilité accorder à ce stade à cette initiative, qui n’est pas la première depuis le livre Project Mars du célèbre ingénieur allemand Wernher von Braun qui a émis le premier cette idée en 1952? Un autre projet, Mars One, dit ainsi vouloir proposer des allers simples vers Mars dès 2024, tandis qu’Inspiration Mars vend des tickets pour aller tourner autour de l’astre, mais sans s’y poser, dès 2021. «Je suis très sceptique sur tous ces projets privés, avise l’astronaute suisse Claude Nicollier, même si Elon Musk a une réputation largement supérieure aux autres. Mais même lui ne va pas se lancer si les probabilités de succès sont faibles. Or, au-delà de la construction du lanceur et des équipements, procéder à toutes les études pour considérer toutes les pannes possibles en chemin et les moyens de sauver l’équipage coûte extrêmement cher. Pour rappel, le programme Apollo a coûté 20 milliards de dollars à l’époque.»
Richard Heidmann l’admet: «Elon Musk n’a pas encore le financement pour cette entreprise. Mais il compte, comme toujours, sur des contrats industriels, notamment avec la NASA. De plus, si sa société Tesla devient un succès, il peut décrocher des milliards. Enfin, il intéressera probablement des investisseurs. Cela dit, comme technicien de la propulsion, je me demande où il nous emmène. Il me rappelle un peu Howard Hughes.»
Ce constructeur aéronautique américain a bâti dans les années 1940 un hydravion géant, le H-4 Hercules, qui n’a volé qu’une fois, durant une minute, à 21 m du sol…, Un échec qui l’a plongé dans la maladie mentale pour la fin de sa vie. Elon Musk est-il aussi fou? «Il ne donne pas cette impression, rétorque Richard Heidmann, qui l’a rencontré. Au contraire, outre un pedigree industriel et financier rassurant, l’homme transmet une impression de puissance, accepte et aime le risque de l’innovation. Il est conscient de ses limites.»
* Une navette Terre-Mars? Conférence de Richard Heidmann, mardi 20 janvier à 17h, EPF de Lausanne, auditoire ELA1. Entrée libre.