En Grande-Bretagne vient d’être fondé le premier Parti transhumaniste d’Europe. Les tenants de l’immortalité, du téléchargement du cerveau vers l’ordinateur et de l’avènement des cyborgs politisent leurs idées futuristes
Cinquante-neuf bulletins, sur quelque 42000 votants dans sa circonscription: «Ce n’est pas beaucoup», lorsque l’on se lance en politique. «Mais c’est mieux que rien! Surtout lorsque ces voix émanent de gens qui ne connaissaient rien au transhumanisme.» Sous son air malicieux et avec son roulant accent de Liverpool, Alex Karran, 42 ans, a la débâcle heureuse, lui qui s’est présenté aux élections législatives britanniques de mai dernier sans autre ambition que de placer sur le radar politique la formation qu’il venait de co-fonder: le «parti transhumaniste de Grande-Bretagne» (abrégé TPUK), premier du genre en Europe. Le 4 octobre, lors d’un premier congrès, une quarantaine de sympathisants de ce nouveau mouvement se sont retrouvés à Londres pour en déterminer les statuts.
La réunion se tient dans les sous-sols du Birkbeck College situé dans le quartier des universités, qu’ont rejoint une large majorité d’hommes et trois femmes, pour beaucoup au style geek ou alternatif. Au moins, «eux ne nous confondent pas avec des trans-… sexuels, comme ces quidams à qui nous nous présentions ce printemps», rit Alex Karran. Et le chercheur en sciences cognitives, trois fois père et déjà grand-père, de rappeler ce qu’est le transhumanisme: un courant de pensée – une philosophie diront certains adhérents –, né dans les années 1980 dans la Silicon Valley, qui veut permettre à l’homme de penser au-delà de lui-même, de s’améliorer, de vivre plus longtemps voire éternellement, grâce aux avancées des technologies en robotique, neurosciences, médecine anti-âge, électronique miniaturisée ou intelligence artificielle (IA). Le tout en contenant tout de même ces technologies.
«Humanity plus»
Dans l’auditoire, gobelet d’un café délavé en main, les congressistes attendent avec impatience leur candidat malheureux. Ainsi qu’une autre figure du parti: son leader, Amon Twyman. Cet Anglais dans la quarantaine qui a grandi en Nouvelle-Zélande, psychologue et expert en musique électronique, dit s’être passionné pour le transhumanisme à la lecture de Diaspora, un essai de Hans Moravec, l’un des pères de l’IA. Au point de former au coin d’un bar, dans les années 1990, un groupe baptisé «London Futurists». Coupe en brosse poivre et sel, costard noir sur T-shirt anthracite, badge épinglé avec le sigle du mouvement transhumaniste mondial (h +, pour «humanity plus»), l’homme n’est pas dénué de charisme. Et convainquant lorsqu’il explique la nécessité, désormais, de politiser ses idées.
«L’une des déclarations de h +, c’est de permettre à quiconque de disposer de son corps comme il l’entend (pour y greffer ce qu’il veut, par exemple), pour autant que sa propre liberté n’impacte pas négativement les autres, dit-il. Cela vaut aussi pour la cryogénisation – qui reste un acte extrême. Or, dans de nombreux endroits, celle-ci est interdite. Si l’on souhaite un changement, il faut passer par des voies légales. Pour l’instiller, nous estimons qu’il faut une voix politique influente.» «Car les partis actuels ne se rendent pas compte que le monde est profondément en train de changer, coupe Alex Karran. Les technologies s’immiscent partout, rapidement. Il faut gérer ces forces, pour que toute la société en bénéficie.»
Conscients qu’ils n’auront d’abord aucun poids politique pour mener à bien ces changements eux-mêmes, les deux compères envisagent de «mettre la pression sur les politiciens en place, et contrecarrer ceux qui s’opposent à [leur] vision.» Et, voyant que se référer trop strictement aux idéaux transhumanistes les plus ultimes (vie éternelle, cryogénisation, téléchargement du cerveau sur un ordinateur, etc.) est peu porteur, ils misent sur des arguments plus populistes et réalistes: «A cause de la robotisation galopante, des ouvriers vont perdre leur travail. C’est cela aussi que nous combattons, car la convergence des technologies n’a pas que des bons côtés; nous voulons que l’homme garde la main sur la machine», dit Amon Twyman. Sur son flyer de campagne, Alex Karran, lui, listait son programme: développer les technologies vertes et durables, réformer le système démocratique pour faire du «facts checking» à l’aide des nouveaux outils numériques, mieux financer les recherches en médecine régénérative, assurer le bonheur pour tous grâce à l’instauration d’un revenu universel de base.
Ce pragmatisme sera-t-il la panacée pour transformer l’image du transhumanisme en Europe, où le mouvement s’installe? En France et en Italie, des associations se sont formées. En Suisse, rien de tel pour l’instant, selon Gabriel Dorthe, philosophe à l’Université de Lausanne et intime connaisseur du mouvement, qui reconnaît toutefois que le nouveau think thank suisse Neohumanitas, dont il fait partie, «est souvent confondu avec le transhumanisme, alors qu’il affiche une neutralité normative». Or sur le Vieux continent, ce courant a encore souvent mauvaise réputation, quand il ne génère pas du scepticisme, de la peur, voire des réactions virulentes. Dans le magazine La Recherche d’octobre, les neuroscientifiques de l’Inserm François Berger et Franck Lethimonnier ainsi que l’hématologue François Sigaux, de l’Université Paris-Diderot, prennent la plume. Ils décrient à quel point «le transhumanisme s’est emparé des progrès pour chercher à construire un humain amélioré, hyperperformant et immortel», tant ce concept «permet de démédicaliser l’usage des technologies de la santé, autrement dit de développer des dispositifs médicaux en dehors des contraintes de sécurité et d’éthique de la recherche biomédicale». Ceci pour les appliquer à des sujets sains, au risque donc, au contraire des actes médicaux, d’attenter à l’intégrité de l’humain. «Nous avons l’obligation de réagir violemment à la banalisation de cette idéologie qui, au même titre que le clonage reproductif, fait prendre un risque majeur à l’humanité», tranchent-ils.
Interrogé hors congrès, Gabriel Dorthe met le doigt sur «un problème de temporalités, qui crée une ambiguïté: d’un côté, les transhumanistes affirment que l’on ne cesse de courir derrière le progrès technologique, et qu’il faut agir dans l’urgence. De l’autre, l’on sait que la politique se joue sur le temps long. Comment concilier ces deux visions? Par ailleurs, ils affirment souvent que leur cause dépasse les clivages politiques traditionnels. Tout en s’inscrivant dans une démarche militante cherchant à convaincre.»
Vivre 10 000 ans
«Je comprends ces critiques. Tout parti finit par polariser, rétorque Alex Karran. Nous, nous souhaitons surtout éduquer le public sur les technologies émergentes, dont beaucoup bénéficient en fait déjà.» Amon Twyman prend moins de gants: «Oui, il y a encore du scepticisme en Europe, plus qu’en Amérique du Nord. C’est un comportement ancré dans les traditions, dans la révérence à une certaine humanité, dans la religion. Cela dit, nous ne sommes pas idiots. Nous fixons aussi nos priorités, en termes de santé, par exemple: aider en premier lieu les gens malades! Dès lors, pourquoi une personne en bonne santé ne pourrait-elle pas aussi bénéficier des avancées médicales? Chacun de nous aspire à «vivre mieux». Ceux qui pensent le contraire – ce qui revient à prôner une péjoration du bien-être – sont des opposants à la civilisation.»
Si le leader évoque les Etats-Unis, c’est que là-bas prend essor le premier «parti» transhumaniste, crée à fin 2014. Son fondateur, Zoltan Istvan, un journaliste californien né de parents hongrois immigrés, s’est même lancé dans la campagne présidentielle de 2016. Pour faire connaître son message et ses idées, les plus extrêmes du transhumanisme (recherche d’immortalité, avènement des cyborgs, etc…), il parcourt le pays dans un vieux bus déguisé en cercueil. «C’est surtout aux journalistes qu’il parle de ces thèmes futuristes, corrige Jamie Bartlett, un reporter du quotidien anglais The Telegraph, venu raconter la semaine qu’il vient de passer avec le candidat. Aux gens de la rue, il parle de leur santé, thème très porteur aux Etats-Unis. Il joue bien avec les médias, car il n’a pas d’autre choix pour se faire entendre. Et puis, il sait qu’il faut du temps pour pour faire vraiment émerger un nouveau mouvement. Mais il en a, puisqu’il imagine vivre 10000 ans.»
«Cette façon de communiquer sur plusieurs niveaux est intrinsèque au mouvement transhumaniste, précise Steve Fuller, sociologue des sciences à l’Université de Warwick, aussi invité au congrès du TPUK. Mais là, avec le sarcophage roulant, le message a le mérite d’être très clair!» «Plutôt que de lancer une machine de parti lourde et lente, avec un complexe système de votes internes, j’attire les médias du monde entier avec mon action», se félicite Zoltan Istvan, joint par Le Temps via Skype.
On l’aura compris, quoique surfant sur la même vague, les partis transhumanistes américain et anglais affichent aussi leur dissemblance: «Nos relations sont collégiales, dit Amon Twyman. Nous avons plus de points communs que de différences. Il n’y aura pas de schisme, même si certains le souhaitent. Cela dit, dans son livre de fiction The Transhumanist Wager (trad. Le pari transhumaniste), Zoltan décrit sa vision comme du ‘fonctionnalisme théologico-égocentrique’, soit du libertarisme sous stéroïdes. Nous nous y opposons fermement. Zoltan, qui n’a d’ailleurs pas un réel parti avec des membres, ne parle pas au nom de tous les transhumanistes. Nous, nous nous voyons comme des ‘futuristes sociaux’, car nous voulons des changements pour toute la société. Or aux Etats-Unis, le terme ‘social’ fait vite déraper les conversations.» D’où la volonté du TPUK, pour être pris au sérieux et se démarquer clairement, de se doter de statuts formels. Ceux-ci ont été discutés puis avalisés par les membres du parti ce 4 octobre dernier.
Les positions idéologiques habituelles du transhumanisme ont tôt passé la rampe, telle celle sur le besoin de réformer le système de gouvernance britannique. «Quitte à ce que la Chambre des lords [la Chambre haute du parlement] soit à terme occupée par des intelligences artificielles», glisse Amon Twyman. D’autres points ont été plus débattus, tel celui accordant la primauté aux citoyens anglais sur les avancées sociétales, ou cet autre privilégiant, dans la politique d’immigration du TPUK, les migrants qualifiés sur les simples réfugiés: «Même si nous soutenons nos alter ego humains, nous ne pouvons le faire en abandonnant notre propre droit à l’autodétermination future en tant que nation», lit-on. Dans la salle, les remarques ont surgi des membres aux origines étrangères, surtout indienne.
Développeur de start-ups de 30 ans, Mathieu Gosselin, de Tours (France) est venu au congrès par réel intérêt: «Ce qui me plaît dans ce que j’ai entendu, c’est de baser les actes et décisions politiques sur des expériences passées et des résultats avérés, pas seulement sur idées sans fondement.» Adhère-t-il à toutes les postulats présentés? «La liberté de chacun à disposer de son corps, oui. Vivre beaucoup plus longtemps, pourquoi pas. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est comment la société va gérer un grand nombre de personnes vivant 100 ou 200 ans. Toutes ces choses vont arriver, c’est indiscutable. Il faut débattre de cela maintenant.»
Une autre ambition, promise tant par le parti américain que son pendant anglais, vise à mettre sur pied un gouvernement mondial: «Il faut abolir les frontières, viser une gouvernance mondiale», dit Zoltan Istvan. «A l’image de ce qui s’est fait au sein de l’UE, mais sans les erreurs… Ceci de façon à pouvoir vraiment lutter contre la pauvreté», conclut celui qui a lancé, ce 12 octobre, un parti mondial (transhumaniste, bien sûr) «en vue d’établir démocratiquement le premier gouvernement global», écrit-il sur Twitter. «Il faut changer le mode étatique actuel, abonde Mathieu Gosselin. Moi, je suis pour une décentralisation de la gouvernance, pour la remplacer par un système de peer-topeer administratif mondial autorégulé, comme pour Internet ou le bitcoin, deux systèmes sans autorité centrale mais qui s’auto-organisent.»
La machine, nouvelle espèce
Pour Zoltan Istvan, l’autorité mondiale qu’il imagine pourrait même, à terme, être laissée entre les mains des robots, qui pourraient bientôt être autant – puis plus – intelligents que l’homme. Ce point de bascule, Ray Kurzweil, transhumaniste déclaré et responsable de la recherche chez Google, l’a nommé «Singularité» et le voit survenir en 2045. Une date qui correspond peu ou prou au plan à long terme du TPUK, qui dénombre aujourd’hui environ 400 supporters: «Nous nous donnons cinq ans pour amener nos candidats au sommet, puis une vingtaine pour établir nos idées solidement dans le débat politique. C’est un long voyage», annonce Amon Twyman, heureux de voir son parti devenir enfin réalité. Alex Karran, lui, ne croit pas à la Singularité telle que définie par Ray Kurzweil: «Les machines intelligentes vont décoller, et leurs capacités nous dépasser, c’est sûr. Elles ne vont pas prendre le contrôle, mais se développer à nos côtés, comme une autre espèce, qui aura des droits égaux aux nôtres. Nous pourrons toujours communiquer avec elles. Je souhaite la bienvenue aux robots!»
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Aller plus loin
- Lexique Le terme «transhumanisme» a été proposé en 1957 pour la première fois par le théoricien de l’eugénisme Julian Huxley, frère d’Aldous. Mais son sens actuel remonte aux années 1980, les premiers transhumanistes se retrouvant à l’Université de Californie.
- Calendrier La Singularité est ce moment, prédit pour 2045 par Ray Kurzweil (gourou de Google), où «l’intelligence des machines dépassera celle des hommes».
- * Livre «The Transhumanist Wager» (Le Pari transhumaniste), livre-fiction de Zoltan Istvan, fondateur du Parti transhumaniste américain, 2013, (Ed. Futurity Imagine Media LLC).