Le géant pharmaceutique américain Gilead va céder une partie de ses brevets à la fondation suisse Medecines Patent Pool, créée l’an dernier par Unitaid, afin de faire produire des génériques anti-VIH. Entretien exclusif avec son directeur général, John C. Martin
«C’est une avancée historique, considérable dans l’histoire de l’humanité!» Dans Le Monde, Philippe Douste-Blazy, directeur d’Unitaid, ne cachait pas sa satisfaction lors de l’accord signé le 12 juillet entre le géant pharmaceutique américain Gilead, premier fabricant de médicaments contre le sida, et la Fondation suisse Medicines Patent Pool (MPP, ou «Communauté de brevets de médicaments»), fondée en 2010 par Unitaid. Cette entente permettra aux malades des pays pauvres d’avoir plus facilement accès aux thérapies anti-VIH les plus récentes.
La démarche de MPP, initiée par Unitaid, organe créé en 2006 à l’ONU et financé par une taxe sur les billets d’avion, consiste à obtenir des grands laboratoires qu’ils cèdent les droits de brevets de médicaments souvent protégés entre 15 et 20 ans, afin de permettre la fabrication à large échelle de génériques.
De passage à Genève jeudi, John C. Martin, directeur général de Gilead, a accordé au Temps une interview dans laquelle il revient sur cet événement. Avant de filer à Rome où commence ce dimanche le congrès annuel de l’International Aids Society (IAS), la plus grande association de professionnels actifs dans la lutte contre le sida, basée à Genève. Cet accord y sera vivement discuté.
Le Temps: De votre point de vue, en quoi consiste cette entente?
John C. Martin : Gilead cède ses licences de certains antirétroviraux (Viread et Truvada) à 13 compagnies indiennes, pour leur permettre de mettre des génériques sur le marché beaucoup plus rapidement et à des coûts très bas. Cela crée de la compétition. Au point qu’il devient difficile d’optimiser davantage les prix. L’intérêt de MPP est d’obtenir des accords similaires avec plusieurs sociétés; Gilead est la première. Ce qui va se passer maintenant sera très intéressant… [MPP attendant que les autres géants pharmaceutiques de ce domaine, comme Merck et Johnson & Johnson suivent le mouvement, ndlr…]
– Quelle stratégie vous incite à laisser d’autres sociétés reproduire vos médicaments?
– En fait, nous le faisons déjà depuis cinq ans avec nos partenaires indiens. De manière générale, nous poursuivons deux axes pour répondre aux besoins médicaux. Le premier est de développer des substances qui soit ciblent des objectifs médicaux non atteints (Gilead a mis au point le premier médicament antirétroviral), soit sont largement meilleures que celles utilisées aujourd’hui contre une maladie. Notre deuxième souci est de favoriser l’accès aux traitements, partout dans le monde. Car pour combattre le VIH, une prise de médicaments quotidienne est cruciale. Par ailleurs, il existe des milliers de personnes séropositives qui ignorent leur statut (aux Etats-Unis, cela représente 21% des cas). Les détecter et les soigner est essentiel pour enrayer l’épidémie de VIH. On voit donc que les besoins d’accès aux traitements sont immenses.
– Quels sont les intérêts de Gilead, lorsque l’on sait que vous faites 80% de votre chiffre d’affaires (7,95 milliards de dollars en 2010) sur les médicaments anti-sida?
– Il y a beaucoup de suspicion… Dans le monde, il y a 7 millions de personnes sous antirétroviraux, dont 1,6 prennent des produits de Gilead. C’est déjà un exploit: elles n’étaient que 30 000 il y a quelques années. Or la cible de la communauté internationale est de traiter 15 millions de gens d’ici à 2015. Cela va requérir des capacités substantielles de production. Tous les maillons de la chaîne devront y trouver leur compte. Nous devons nous assurer que nos partenaires, qui fabriquent des génériques, peuvent rester viables. Parce que ce sont eux qui sont impliqués dans les processus régulatoires, l’information aux médecins, et la pharmacovigilance. Pour cela, ils ont besoin de disposer d’une certaine prédictibilité du marché avant d’accroître leurs capacités de production. De notre côté, nous percevons des royalties de 3 à 5% sur la vente de ces génériques, sauf sur ceux destinés aux enfants. Nous croyons toujours en la propriété intellectuelle, qui nous permet de construire ce genre d’accord tout en restant une société commerciale qui développe de nouvelles molécules.
– Vous êtes les premiers à vous lancer avec MPP. Qu’est-ce qui vous a définitivement convaincu?
– Nous sommes sur ce front-là depuis longtemps. Peut-être parce que nous sommes une société relativement jeune [Gilead a été fondée en 1987, ndlr] et que nous n’avons aucune infrastructure dans les régions du monde concernées. Cela nous semblait évident, car MPP est un mécanisme innovant visant à accroître l’accès aux soins.
– Les ONG actives dans la lutte contre le sida ont applaudi votre engagement. Mais elles relèvent aussi que c’est accord ne s’appliquera pas à certains pays aux revenus moyens, comme le Brésil. Pourtant, les gens touchés par le VIH y sont aussi souvent les plus pauvres; or ils ne pourront pas bénéficier de génériques à meilleurs prix. Pourquoi? Comment avez-vous établi la liste d’une centaine de pays qui seront concernés?
– Avec MPP, c’est le fruit de négociations. Dans le système propre à Gilead pour l’octroi de prix avantageux pour certains traitements, nous nous basons sur deux critères: le PIB par habitant et le taux de prévalence du VIH. Cela classe les pays dans deux segments de prix, à revenus faibles ou moyens. Les seconds ne bénéficient pas de médicaments à très bas coûts parce nous estimons qu’ils ont les capacités de récompenser l’innovation, ce qui permet financièrement de continuer à innover. Ils pourront donc payer un prix plus élevé pour nos produits. Tout le monde ne sera pas d’accord avec nous. Mais en général, les pays disposant d’une forte propriété intellectuelle tendent vers un développement plus prospère. Il y a des arguments des deux côtés.
Nous rappelons aussi au public que les médicaments constituent une partie seulement du système de santé, alors qu’il croit que c’est la part la plus importante. Dans ces pays à revenus moyens, les personnes pauvres n’auront peut-être pas eux-mêmes les moyens de se payer des antirétroviraux. C’est alors au gouvernement de payer pour eux. Notre système de prix se réfère à la capacité financière qu’a chaque pays de financer son propre programme anti-VIH. Plusieurs ONG nous ont complimentés sur cette manière transparente d’agir.
– Certaines ont aussi souligné le fait que cet accord porte également sur deux médicaments qui sont encore en voie de validation. Un fait rare…
– Oui. C’est nouveau. Lorsque nous nous sommes lancés avec nos partenaires indiens, en 2006, nous nous sommes demandé si cela allait fonctionner, car tout était très complexe, à divers niveaux, économique, politique, etc. Mais ce fut un succès. Nous avons alors décidé d’inclure aussi les produits qui sont dans notre pipeline. Car nous ne voulons pas avoir un impact sur la mise à disposition d’une thérapie en attendant qu’elle soit d’abord avalisée dans les pays riches.
– Annoncer l’entente avec MPP juste avant le grand congrès de l’IAS est excellent pour l’image de Gilead…
– Oui. Mais c’est aussi pour permettre que ce projet soit discuté à Rome, afin de mieux comprendre ses difficultés d’implémentation. Car si l’on veut doubler le nombre de personnes sous traitement d’ici à 2015, sans doubler les budgets publics, il s’agira de développer des moyens innovants pour améliorer l’efficacité des systèmes de santé des pays ciblés. Nous avons des idées, comme des outils logistiques permettant aux gouvernements de prendre leurs décisions d’achat de manière rationnelle. Ou des programmes visant à améliorer le suivi des soins, dans la langue et avec les moyens locaux. Nous avons ainsi mis sur pied un système d’assistance par SMS, qui permet au personnel paramédical des villages reculés d’Afrique de disposer à distance d’un «service conseil» de médecins situés, eux, dans les villes.
– Comment voyez-vous l’avenir de la recherche pharmaceutique dans la lutte contre le sida?
– La mise au point de nouveaux médicaments reste difficile; tous domaines confondus, il en sort au plus 20 par an. Le public croit qu’il y a des «moments d’Eureka!». Ce n’est jamais le cas. Et un médicament n’est pas qu’une pilule, mais tout ce qui va avec en termes d’études de suivi; une société comme Gilead investit moins de l’équivalent de 1% du budget mondial de «recherche et développement» en pharmaceutique. L’innovation est le fruit de longues années de recherches. Cela nous a tout de même permis de mettre sur le marché le premier cachet anti-VIH unique à administrer quotidiennement, qui contient trois molécules (dont deux sont de Gilead). Nous développons actuellement le «Quad», combinaison de quatre molécules, incluse dans l’accord avec MPP. Nous avons aussi mis au point, avec Johnson & Johnson, le deuxième d’une nouvelle forme de médicament (les inhibiteurs d’intégrase), dont le premier a été lancé en 2007 par Merck. Il devrait être approuvé en août.