Des géologues ont établi le premier catalogue recensant les minéraux dont l’origine est directement ou indirectement liée aux activités humaines. Des pierres que d’aucuns voient comme des marqueurs de cette nouvelle époque de l’histoire de la Terre nommée Anthropocène
Andersonite, diedlerite, simonkolleite, widgiemoolthalite. Autant de mots à la consonance énigmatique, dont le suffixe (du grec itês, «minéral») trahit toutefois la nature rocheuse. Ces cristaux ont tous en commun qu’ils ont été «façonnés» par l’homme. Des minéraux qui pourraient, ainsi, devenir les témoins de ce passage à une nouvelle époque dans l’histoire de la Terre que d’aucuns nomment déjà Anthropocène, en référence aux impacts de plus en plus marqués des humains sur la planète. Pour la première fois, une équipe de géologues américains vient de dresser un catalogue de ces pierres précieuses man-made.
«Ces cristaux ont été retrouvés dans des endroits où l’intervention de l’homme est marquée: mines, fonderies, décharges, etc», dit Marcus Origlieri, chercheur à l’Université d’Arizona et co-auteur de ces travaux parus dans la revue American Mineralogist. Le processus est simple: ces minéraux inédits se forment parce que se produisent des réactions chimiques entre des éléments qui n’auraient, en principe, pas dû entrer en contact. Lorsque des roches sont exposées à des explosifs. Ou lorsque des gravas miniers sont soumis à la lumière UV ou à l’eau, voire à des excréments d’un oiseau précis: décrite en 1989, la tinnunculite est «née» de l’interaction entre des gaz sortant d’une mine de charbon en feu de Chelyabinsk (Russie) et les déjections du faucon crécerelle (Falco tinnunculus).
Au fond du tiroir
De nouveaux cristaux peuvent aussi apparaître lorsque des fuites de substances chimiques infiltrent le sol dans des décharges d’objets contenant des batteries ou autres composants électroniques. Ou encore lorsque la chaleur, dans des forages géothermiques, permet l’altération des minéraux. Sans parler des situations où des quantités de roches sont déplacés et mises ensemble, lors des constructions de routes par exemple. Ni même du hasard: des cristaux inédits ont été retrouvés dans des tiroirs de musée, où des minéraux très différents avaient été juxtaposés.
Par ailleurs, l’homme fabrique aussi intentionnellement de la matière minérale, comme les «faux» diamants ou zircons composants les dents de certaines scies, les semi-conducteurs des circuits d’ordinateurs, ou les cristaux générant les rayons lasers. Dans cette liste, on peut citer également le ciment et le mortier.
Mais au final, tous ces minéraux produits directement ou indirectement par l’humain satisfont à la définition édictée par l’Association internationale de minéralogie (AIM): être composé tant d’une combinaison d’éléments chimiques que d’une structure cristalline uniques et propres. «En épluchant la littérature scientifique, nous avons dénombré 208 de ces minéraux ‘man-made’», résume Edward Grew, professeur en sciences de la Terre à l’Université du Maine. Cela représente 4% des 5208 minéraux officiellement reconnus par l’AIM.
«Ce catalogue est intéressant tant, normalement, la minéralogie est basée sur des processus intrinsèques à la Terre, commente Thierry Adatte, géologue de l’Université de Lausanne. Cela dit, l’on peut aller loin en disant que des minéraux ont été ‘faits par l’homme’, car au final, c’est la Nature qui est à l’œuvre dans les réactions chimiques.» Edward Grew admet que dans la plupart des cas, il s’agit «d’expériences incontrôlées», et quasi toujours involontaires. «Mais il n’empêche: il s’agit tout de même de minéraux. Qui se sont formés dans des endroits créés par l’homme. De ceux qui ont été retrouvés dans des mines, certains disparaîtraient s’ils se trouvaient à l’air libre, lessivés par les pluies.»
La Grande Oxydation
Le plus étonnant pour Robert Hazen, de la Carnegie Institution for Science et premier auteur de ces recherches, c’est l’échelle temporelle: la diversification des cristaux est largement due à la Grande Oxydation, une période survenue il y a 2.4 milliards d’années durant laquelle de grandes quantités d’oxygène ont été libérées dans l’atmosphère et les océans. «Or nos 208 minéraux sont, pour la plupart, apparus depuis le milieu du XVIIIe siècle», soit durant un moment extrêmement bref de quelque 250 ans. «Par comparaison, cette courte période équivaut à un clignement d’œil (un tiers de seconde) rapporté à un mois, image le professeur. Nous vivons dans une époque sans équivalent de diversification de composés inorganiques: si la Grande Oxydation à été un point fort dans l’histoire minérale de la Terre, l’impact géologique rapide et massif de l’Anthropocène est un point d’exclamation!»
Le mot est lâché, qui fait débat: Anthropocène. Un concept géologique inventé pour désigner un changement d’époque marqué par une activité humaine intense propre à modifier l’écosystème Terre; l’époque géologique actuelle, l’Holocène, a commencé il y a environ 11500 ans, après la fin du dernier âge glaciaire. Les auteurs du catalogue en sont convaincus: «Avec autant de minéraux devant directement ou indirectement leur origine à des activités humaines, et servant ainsi de marqueurs clairs, une analyse plus détaillée de la nature minéralogique de l’Anthropocène est justifiée»
Objets de collection
Pour Thierry Adatte, c’est là jeter la pierre un peu loin: «Un changement d’époque est normalement lié à des profondes modifications des couches stratigraphiques. De plus, ici, l’occurrence des ‘marqueurs’ proposés n’est pas simultanée partout à la surface de la Terre. Ni même massive.» «Les preuves ne sont pas incontestables, admet Edward Grew, mais ces minéraux façonnés par l’homme soutiennent l’idée. Les instances géologiques décideront.» «Dans des milliers d’années, les minéralogistes trouveront des couches comprenant du ciment, des diamants artificiels, et tous ces minéraux man-made. Ne se diront-ils pas qu’ils sont propres à une époque, la nôtre?», relance Marcus Origlieri. L’un des intérêts de ce catalogue est aussi, selon Thierry Adatte, de présenter sous ses plus scintillants atours la minéralogie, domaine d’ordinaire plutôt confidentiel. Au fait, qu’ils aient ou non une importance aux yeux des géologues, ces minéraux rares ont-ils une valeur intrinsèque? «La plupart sont trop petits et friables pour finir sur une bague de fiançailles», soupire Marcus Origlieri. «Mais leur beauté et leurs couleurs en font des objets prisés par les collectionneurs», reprend Edward Grew. «Certains spécialistes aguerris vont même dans les anciennes mines d’uranium, dénudent les parois des murs, pour revenir un an plus tard et y retrouver de beaux morceaux jaunes et brillants d’un cristal nommé andersonite», indique Marcus Origlieri. Qui ne voit pas cette frénésie s’arrêter de si tôt: «Depuis la soumission de mon article, douze nouveaux minéraux man-made ont été identifiés.»