En fondant, les glaces rendent plus accessible un sous-sol marin riche en hydrocarbures. Mais à qui appartiendra-t-il?
«Quand il s’agit de défendre notre souveraineté dans l’Arctique, le Canada a un choix: soit l’exercer, soit la perdre. Notre gouvernement entend l’exercer.» Le 9 juillet, le premier ministre Stephen Harper n’a pas mâché ses mots en annonçant un budget de 7 milliards de dollars sur vingt-cinq ans pour assurer la mainmise de son pays sur une partie du Grand Nord. Et deux semaines plus tôt, ce sont les autorités russes qui affirmaient disposer de données leur permettant de revendiquer des droits sur… un dixième du sous-sol septentrional.
Avec la fonte de la banquise due au réchauffement – à raison de 9% de sa surface par décennie selon les scientifiques –, les fonds situés sous l’océan Arctique deviennent de plus en plus accessibles et font l’objet d’un intérêt accru. Non sans raison: ils pourraient contenir de 10 à 50% des réserves d’hydrocarbures et de gaz de la planète, selon les estimations. Cela sans même évoquer les ressources en minerais. Et dans cette quête, les géologues ont un rôle crucial: ils tentent de déterminer à qui appartiennent ces terres immergées.
La règle est claire, fixée par les Nations unies dans la Convention sur le droit de la mer: un Etat bordant l’océan Arctique – ils sont cinq: Etats-Unis, Canada, Norvège, Russie et Danemark via le Groenland – peut réclamer des droits sur les territoires sous-marins situés au-delà de 200 miles (390 km) de sa côte s’il démontre que les fonds convoités constituent une prolongation naturelle de son plateau continental. Autrement dit, que les roches des deux zones sont similaires et contemporaines.
Pour effectuer des relevés bathymétriques, c’est-à-dire une cartographie des fonds marins, les scientifiques disposent de trois méthodes principales, comme l’explique Jacob Verhoef, du Canadian Geological Survey: «Avec la première, des sons à hautes fréquences sont émis dans les flots. On travaille aussi avec des explosifs juste sous la surface. L’enregistrement de l’écho renvoyé par le plancher océanique permet de déterminer sa forme. Deuxièmement: pour déterminer la nature des roches, les géologues injectent des bulles d’air à haute pression dans l’eau. Leur expansion puis leur implosion créent des ondes de choc qui pénètrent sur des dizaines de kilomètres dans le sous-sol. A nouveau, les strates et sédiments profonds les réfléchissent différemment, ce qui nous permet de les identifier, et d’entrevoir des réserves d’hydrocarbures.»
Enfin, «la dernière technique, la plus directe, consiste à effectuer des forages profonds pour obtenir les profils géologiques, cela sous une couche d’eau de centaines, voire de milliers de mètres. La démarche est très coûteuse – 80 millions de dollars par trou! Mais si c’est pour trouver des milliards de barils de pétrole, c’est certainement rentable…»
En mer, ces méthodes sont efficaces. Au milieu d’une banquise de 14 millions de km2 par contre, l’affaire se corse: «Il faut d’abord se frayer un chemin dans la glace. Mais chaque jour d’utilisation d’un brise-glace coûte 520 000 dollars», révèle Jacob Verhoef. Des brise-glace, huit nouveaux, c’est justement ce que veut faire construire le gouvernement canadien avec ses 7 milliards.
Autre difficulté: «Détecter à l’aide d’hydrophones qu’on laisse traîner dans le sillage du bateau la réflexion des sons émis dans l’eau est très complexe, car les entrechoquements des plaques de glace créent du bruit perturbateur», détaille Louis Fortier, directeur scientifique d’ArcticNet, un réseau de centres de recherche canadiens. Pire encore, la météo freine les recherches: «Ce printemps, nous avons perdu 90 jours de mesures à cause du mauvais temps», regrette Jacob Verhoef.
Ces difficultés ne refroidissent pourtant pas les gouvernements. Le Canada a ainsi prévu 69 millions de dollars sur dix ans pour établir ses limites sous-marines. En 2005-06, le pays des érables a déjà mené campagne avec le Danemark sur la banquise: au lieu d’un brise-glace, les géologues ont utilisé des hélicoptères pour parcourir la mer de glace et y creuser des trous afin d’y effectuer des mesures bathymétriques. Le tout dans l’idée d’étudier une pièce centrale des fonds arctiques: la dorsale de Lomonosov.
S’étendant sur 1800 kilomètres, cette crête sous-marine passe sous le pôle Nord et semble relier la Sibérie au Groenland et à l’île canadienne d’Ellesmere. La plupart des scientifiques tendent à dire qu’elle s’est détachée il y a 60 millions d’années du plateau continental que constituent aujourd’hui la Scandinavie et la Russie. C’est pourquoi, en 2001, Moscou, se référant à la fameuse Convention, a soumis à l’ONU une demande d’appropriation de cette dorsale, ainsi que de sa voisine baptisée Alpha-Mendeleyev. Et de réclamer ainsi près de 1,2 million de km2 du plancher océanique. En réponse, les autorités russes se sont vu demander des données plus détaillées.
Le mois dernier, 70 géologues russes ont donc effectué un nouveau périple de six semaines sur un brise-glace nucléaire. Et sont rentrés le 25 juin avec des «nouvelles sensationnelles», selon la presse russe: la dorsale de Lomonosov serait bel et bien liée à la plate-forme continentale soviétique. Ce qui élargirait les limites territoriales nationales d’une surface équivalant à la France, l’Allemagne et l’Italie réunies. En sous-sol, les scientifiques estiment à 10 milliards de tonnes les réserves de gaz et de pétrole disponibles. Et pas plus tard que le 24 juillet, les Russes ont envoyé un sous-marin sous le pôle Nord pour confirmer ces allégations. Mais le lendemain déjà, il rebroussait chemin, le moteur ayant lâché…
Bien sûr, tous les scientifiques demandent à voir ces données, voire à les reproduire, avant d’y croire. Les Canadiens et les Danois les premiers qui, suite à leur étude sur la même dorsale, réclament conjointement 180 000 km2 de fonds submergés…
Face à cette agitation, les scientifiques espèrent que c ette Année polaire internationale sera l’occasion de mettre en veille les rhétoriques nationalistes, et de réunir les forces pour faire passer la science au premier plan. C’est bien parti: au moins six projets incluant des chercheurs de divers pays seront menés pour cartographier des fonds arctiques encore largement méconnus. «Nous avons à peine gratté la surface de ce trésor scientifique», s’enthousiasme Jacob Verhoef. Dans la revue Science, Trine Dahl-Jensen, de l’Office géologique danois, estime que ces revendications territoriales «nous donnent une opportunité de travailler dans des régions inconnues où nous n’irions pas autrement».
D’autres futurs acteurs de cette odyssée polaire, les compagnies pétrolières, restent pour l’heure en retrait. «Elles n’ont aucun intérêt à forer à 200 miles des côtes, alors qu’il y a encore tant d’hydrocarbures à puiser à 10 miles, voire sur la terre ferme», expliquait récemment au Guardian Fraser McKay, un consultant en énergie écossais. Un seul exemple: dès octobre, un consortium doit commencer à exploiter le champ gazier norvégien d’Ormen Lange qui, avec ses 397 milliards de m3 de gaz, est le plus vaste du monde.
Mais d’ici à quelques décennies, avec une banquise qui aura diminué de moitié, et avec des besoins en carburants qui auront explosé, nul doute que toutes les attentions vont définitivement se focaliser sur ce nouvel eldorado que constituent l’océan Arctique et son trésor énergétique.