La calotte antarctique recouvre un monde inconnu. Un lac 70 fois plus volumineux que le Léman qui dort en dessous depuis des millénaires devrait bientôt livrer ses secrets. Les chercheurs espèrent y trouver de nouvelles formes de vie
Sombre et fuyant, c’est l’un des Graals scientifiques de ce début de siècle. Sombre, car l’objet de tant de désirs se trouve enfoui sous des kilomètres de glace, au bout du monde, et n’a pas vu la lumière du jour depuis 14 millions d’années. Fuyant, car c’est de l’eau, douce. Trois équipes sont en course pour extraire le précieux liquide de l’un des 150 lacs repérés sous la calotte polaire de l’Antarctique. Et avec lui, peut-être, des formes de vie microbiologique vieilles comme la nuit des temps, voire inconnues. Une découverte qui stimulerait la recherche de vie extraterrestre sur des corps célestes, comme Europe et Callisto, deux lunes de Jupiter dont la surface gelée couvrirait un océan.
En 2012-2013, les membres du British Antarctic Survey vont percer un trou à travers 3 km de glace jusque dans le petit Lac Ellsworth, dans l’est du continent. Et les Américains du projet Wissard vont pénétrer dans le Lac Whillans près de la banquise de Ross, qui, lui, est connecté à l’océan par des canaux subglaciers. Mais les vainqueurs de cette épopée seront probablement les Russes. A leur base de Vostok, au milieu du désert de glace, ils vont achever leur carottage de près de 3,8 km, commencé dans les années 1990, afin de goûter à l’eau d’un lac lové dans un bassin totalement isolé. Et cela «à fin janvier 2011, peut-être», glisse Valery Lukin, chef de l’Institut de recherches arctiques et antarctiques de Saint-Pétersbourg. Il a obtenu le permis de forage des autorités russes le 23 novembre, après avoir déposé auprès du Secrétariat du Traité de l’Antarctique son Evaluation environnementale complète, un document attendu depuis 2003 par la communauté scientifique. Les travaux doivent commencer en cette fin décembre.
Confirmé par des images satellites en 1993, le lac Vostok est vaste de 15 500 de km2, profond en moyenne de 400 m mais de près du triple par endroits, et volumineux comme 70 fois le lac Léman. Il est recouvert par un des glaciers formant la calotte. A son contact, l’eau du lac s’est mise à geler, formant de la «glace d’accrétion».
A la fin des années 1990, les Russes, étudiant le paléoclimat de la Terre en recourant à des carottes de glace, sont parvenus à extraire des fragments de cette glace d’accrétion. Provoquant une dispute entre deux groupes qui l’ont analysée. Le premier, emmené par John Priscu, de l’Université du Montana, y a découvert une concentration élevée de bactéries (des milliers par millilitre). De quoi susciter des espoirs fous, même si cette communauté présentait une faible biodiversité.
Le doute a été soulevé par un groupe franco-russe, remarquant une ressemblance de ces micro-organismes avec des espèces connues. Sergey Bulat, de l’Institut de physique nucléaire de Saint-Pétersbourg, en faisait partie: «Oui, nous avons aussi trouvé des bactéries, mais la majorité proviennent de sources de contamination.» Première d’entre elles, le kérosène utilisé pour remplir les puits de forages, qui ne gèle pas et permet de maintenir ceux-ci ouverts, mais qui n’est pas stérile.
Le débat est relancé lorsque les Russes annoncent tout de même une bizarrerie: la signature ADN de trois espèces de bactéries thermophiles vivant habituellement dans une eau avoisinant les 50 à 95 °C, dont deux inconnues au bataillon des microbes. Et une autre controverse de naître: «Certains scientifiques estiment qu’il existe des sources hydrothermales au fond du lac», dit Martin Siegert, glaciologue à l’Université d’Edimbourg. D’autres n’excluent pas que des événements sismiques aient pu avoir lieu jadis – ce qui expliquerait l’existence de failles profondes –, mais doutent que l’activité tectonique soit aujourd’hui telle que des fumerolles chauffent encore l’eau.
«C’est dans les profondeurs du lac que se trouvent les choses les plus intéressantes, estime John Priscu. Mais toutes les spéculations resteront vaines tant qu’on n’y aura pas pénétré. Alors faisons-le!» Tous ses pairs ne sont pas d’accord avec lui. Dès 1998, craignant une contamination de cet environnement peut-être unique, ils ont demandé aux Russes, par ailleurs fortement freinés par des problèmes techniques ces dernières années, de s’assurer de certains aspects écologiques avant d’aller de l’avant.
«Nous avons fait toutes les études nécessaires», indique aujourd’hui Valery Lukin. Par exemple, la glace située juste sur la surface est composée de très grands cristaux (1,5 m de diamètre), si bien qu’«il est impossible que le fluide utilisé dans le forage filtre dans le lac». Les techniciens russes ont aussi développé une nouvelle «tête de forage». «Le fond du trou se trouve actuellement à 3650 m de profondeur. De là, nous allons forer jusqu’à 3725 m avec la technique mécanique habituelle», dit Valery Lukin. Puis les chercheurs utiliseront une sonde thermique qui va faire fondre la glace et se glissera à travers elle jusqu’au lac, environ 25 m plus bas. Le tout avec un lubrifiant plus propre que le kérosène (de l’huile de silicone) et moins dense que l’eau, offrant la garantie qu’il ne coulera pas dans le lac. «Nous attendrons probablement la saison 2011-2012 pour tenter les derniers mètres. Mais comme nous ne savons pas exactement où se trouve l’interface eau-glace, la percée pourrait avoir lieu au début février 2011 déjà…»
La différence de pression entre le fluide de forage et l’eau du lac devrait alors faire remonter cette dernière dans le trou, où elle gèlera. Les scientifiques iront récupérer cette eau de regel, afin de l’analyser. A moins que les choses tournent moins bien: certains spécialistes ont estimé en 2003 que, vu l’immense concentration d’oxygène dans l’eau – 50 fois plus grande que dans la mer –, percer ce réservoir subglacier le ferait dégazer et exploser comme une bouteille de champagne bien secouée… Des allégations que réfute Valery Lukin, se basant sur ses propres analyses.
«Il est impossible d’éliminer tous les risques», résume Manfred Reinke, secrétaire exécutif du Traité de l’Antarctique. Mais les Russes, qui viennent d’investir 975 millions de dollars sur 10 ans pour consolider leur présence en Antarctique, «ont satisfait au mieux à toutes les exigences environnementales, dans l’esprit du Traité. C’est crucial, car lorsque l’entrée dans le lac sera faite, ce sera un moment très émouvant pour la science.»