Des chercheurs genevois font un pas crucial pour appliquer une technologie en principe inviolable à de vastes réseaux. Leur travail est publié aujourd’hui dans «Nature»
Einstein, qui avait qualifié ce phénomène d’«action bizarre à distance», pourrait se gratter le crâne d’autant plus fort: l’intrication quantique sort du monde de l’infiniment petit pour apparaître dans notre univers macroscopique, grâce à des physiciens de l’Université de Genève. Nicolas Gisin, Mikael Afzelius et leur équipe sont parvenus à intriquer un photon, soit une infime et intangible particule de lumière, avec un cristal long d’un centimètre. Une avancée de plus dans l’exploitation de la téléportation quantique pour établir des communications inviolables. Leurs travaux sont publiés aujourd’hui dans la revue Nature.
Mais reprenons. Le monde de la physique quantique est ainsi fait que ses lois peuvent sembler absconses, même au plus emblématique des savants. Les physiciens peuvent par exemple rendre deux photons «intriqués», si bien qu’il existe un lien immatériel entre eux, même s’ils sont très éloignés. Ainsi, si l’une des deux particules est manipulée, l’autre le «sait» aussitôt et réagit exactement de la même manière. Comme si les photons téléportaient instantanément l’information entre eux à travers un canal invisible. A l’image des gens qui affirment avoir une pensée pour un proche à l’instant précis où un malheur survient à ce dernier.
Cryptographie inviolable
Cette propriété est appelée intrication quantique. Elle est déjà au cÅ“ur d’une application: la cryptographie quantique. L’idée est d’établir une ligne de communication inviolable entre deux interlocuteurs. L’information à faire passer est codée. Et la clé de codage, que l’émetteur doit transmettre à son destinataire par fibre optique, est justement l’un de ces deux photons intriqués. Or si un espion tente d’intercepter et utiliser ce photon-clé pour lire les données cryptées, l’émetteur le détecte aussitôt puisque l’autre particule du couple intriqué, qu’il a pris soin de garder chez lui, réagit immédiatement à la manipulation illicite. Plusieurs sociétés, dont idQuantique, à Genève, commercialisent déjà et développent de tels systèmes de cryptographie quantique ( LT du 30.12.2010 ).
Le problème, c’est que ce mode de cryptographie ne va pas bien loin. Entendez par là que lorsque les photons doivent parcourir une grande distance dans les fibres optiques, l’intrication peut disparaître. Après une centaine de kilomètres, 99% des photons sont perdus! D’où la nécessité de pouvoir disposer de relais, capables de ragaillardir et relancer les photons. «Mais des relais qui préservent aussi l’intrication quantique! Et si cela est théoriquement possible, c’est très difficile à réaliser», commente Jean-Louis Le Gouët, physicien au Centre national français de la recherche scientifique, à Orsay.
En 2008, le groupe Gisin était déjà parvenu à créer une sorte de «mémoire quantique», qui permettait de retenir des photons durant quelques microsecondes. Dans ces nouveaux travaux, ils sont cette fois parvenus à appréhender des photons intriqués. Pour ce faire, ils ont utilisé un cristal transparent particulier (constitué de silicium et d’yttrium, dopé au néodyme), et refroidi à -270 °C. «Pour qu’il soit prêt à mémoriser les photons incidents, nous l’avons excité avec des impulsions laser», explique Nicolas Gisin.
Résultat: lorsqu’un photon intriqué s’immisçait dans ce cristal, il transmettait au groupe d’atomes de néodyme son intrication. Le fameux lien de communication invisible existait dès lors entre le cristal lui-même et l’autre photon intriqué. «Surtout, la même opération a été réalisée dans l’autre sens, du cristal à un autre photon, souligne Alain Aspect, professeur à l’Institut d’optique à Palaiseau (France), et le premier à avoir démontré la réalité de la notion d’intrication quantique. Et les chercheurs ont bien vérifié que l’intrication était conservée avec le nouveau photon. C’est un pas très important!»
Selon Jean-Louis Le Gouët aussi, «plusieurs équipes étaient au seuil de cette avancée cruciale. Le voilà franchi!» Et même doublement, puisque dans le même numéro de Nature, un autre groupe, mené par Wolfgang Tittel, un ancien collaborateur de Nicolas Gisin aujourd’hui à l’Université de Calgary, décrit être est arrivé aux mêmes résultats, avec un autre type de cristal.
D’un monde à l’autre
«Ces recherches transposent pour la première fois des propriétés de l’environnement atomique au monde macroscopique», résume Jean-Louis Le Gouët. Pour Nicolas Gisin, «l’intrication, ce lien si fascinant, devient plus robuste qu’on ne le pensait. Et l’on apprend de mieux en mieux à le maîtriser. La prochaine étape est d’intriquer directement deux cristaux entre eux.»
De la robustesse, les réseaux de communication et de cryptographie totalement quantique doivent cependant encore en acquérir, avant d’être largement installés. «Il faudra encore 5 à 10 ans pour mettre au point des relais quantiques fonctionnels», estime Nicolas Gisin.