A l’image des chimistes, des mathématiciens veulent réaliser un «tableau périodique des formes élémentaires» qui existeraient dans l’Univers. Et cela non pas en 2 ou 3, mais en 4 et en 5 dimensions! Abstraction mentale nécessaire pour se plonger dans ce monde passionnant
«En mathématiques, on ne comprend pas les choses, on s’y habitue», a jadis consenti John von Neumann. Ceux pour qui l’algèbre, la géométrie ou l’analyse combinatoire restent au mieux de mauvais souvenirs d’école ne manqueront pas de tomber d’accord avec le mathématicien américano-hongrois, inspirateur des ordinateurs modernes. Mais pas Tom Coates ni Alessio Corti, de l’Imperial College de Londres.
A l’image des chimistes qui ont rempli le fameux «tableau de Mendeleïev» afin de mieux appréhender la matière dans ses éléments constitutifs les plus simples, les atomes, ces mathématiciens ambitionnent d’établir un «tableau périodique des formes». Une sorte de répertoire de «briques géométriques» élémentaires, qu’on pourrait qualifier de formes «atomiques» , grâce auxquelles la construction de toutes les formes existantes dans la nature pourrait être mieux comprise. Et cela pas uniquement dans des mondes à deux (2D) ou trois dimensions (3D), comme le nôtre, mais aussi dans des univers à quatre, voire cinq dimensions!
Un passionnant et stimulant exercice d’abstraction mentale, dont raffolent les mathématiciens, et qui pourrait s’avérer utile en cosmologie ou en robotique. Une activité ludique aussi, puisque les chercheurs se sont amusés à représenter ces formes, aussi diverses et multiples que des flocons de neige.
«De tout temps, les scientifiques ont eu pour ambition de découvrir les formes minimales, et de les classer, explique Nicolas Monod, professeur de mathématiques à l’EPF de Lausanne. Cela a commencé avec Platon, il y a 2400 ans, puis Euclide, qui ont découvert qu’il n’existait que cinq polyèdres réguliers inscriptibles dans une sphère (tétraèdre, cube, octaèdre, dodécaèdre et icosaèdre).» Depuis, les matheux ont fait du chemin.
«Nous souhaitons, nous, classer les formes qui sont des espaces parfois courbés et qui n’ont pas de bord», explique Tom Coates. Cela revient à répertorier les formes qui, en langage savant, peuvent être définies par des équations algébriques. «La plus basique d’entre elles, en 2D, est alors simplement… le plan.» Ce genre d’objet mathématique a pris le nom de «variété de Fano», du nom du mathématicien italien Gino Fano. Vers 1930, celui-ci a montré qu’il existait, en deux dimensions, exactement 10 de ces formes basiques, qu’il est impossible d’exprimer en procédant à une combinaison d’autres formes.
Passer en 3D – et donc ajouter à la largeur et à la longueur la troisième variable qu’est la hauteur – complexifie déjà pas mal les choses: «La forme peut se plier de manière très byzantine, selon un très grand nombre de possibilités», poursuit Tom Coates. Les chercheurs n’ont pas rechigné devant la tâche: ils ont d’abord montré qu’il n’existait environ que 4000 variétés de Fano simples en 3D. «Vouloir décrire la surface d’un animal par une équation est impossible; sa forme n’est pas une variété de Fano», précise Nicolas Monod. Et dans les années 1980, trois Japonais ont prouvé que seules 102 pouvaient être considérées comme des formes «atomiques».
«A la manière des 118 types d’atomes du tableau de Mendeleïev, avec lesquels on peut générer n’importe quelle molécule, ces 102 formes de base permettent de construire toutes les autres de ces 4000 possibilités», conclut Tom Coates. «Par exemple, le tore (ou doughnut, ou pneu) n’est pas une forme «atomique», dit Nicolas Monod, car il peut être exprimé à l’aide de deux cercles», l’un glissant sur l’autre. Voilà pour ce qui est encore visualisable – et compréhensible – dans notre bas monde réel.
Car la démarche a été poursuivie dans un nombre de dimensions mathématiques supérieur, en l’occurrence d’abord 4. Ce qui demande un certain niveau d’abstraction, puisque toute représentation mentale de la «chose» devient impossible. «Tout est relatif, tempère Nicolas Monod. C’est comme lorsqu’on lit un texte: on ne décrypte pas une lettre après l’autre, mais on lit une phrase, un paragraphe, et on lui donne du sens, on l’interprète. Cela aussi demande une abstraction énorme de la part de chacun d’entre nous. Sauf que, dans ce cas, cette abstraction a été intériorisée. Pour les mathématiciens, réfléchir en 4 dimensions, ou 5 ou plus, est du même ordre.»
Mais voilà que l’affaire se corse: «Les méthodes utilisées jusque-là pour étudier ces variétés de Fano ne sont pas applicables dans un monde à 4 ou 5 dimensions», explique Tom Coates. Il a donc fallu développer un programme informatique idoine. Qui a calculé qu’il devrait exister quelque 470 millions de formes de Fano différentes en 4D. «Parmi elles, quelques milliers devraient constituer des formes «atomiques», que l’on veut cataloguer, dit le savant. Autrement dit, celles-ci seront exprimées par des équations qui ne pourront pas être scindées (ou factorisées, disent les mathématiciens) en d’autres équations exprimant elles aussi une forme.» Presque tout compris?
Pour tenter de rendre plus claires leurs recherches, les scientifiques ont voulu «montrer» à quoi ces variétés de Fano pouvaient bien ressembler. Une gageure en soi puisque toute cette réflexion mathématique a lieu dans un monde en 4D. Pour contourner cette chimère, ils se sont inspirés de la technique médicale de l’IRM.
«Lorsqu’un cerveau est soumis à un scan-IRM, il est visualisé en tranches successives, détaille Tom Coates. On peut donc reconstruire un objet en 3D grâce à une séquence d’images en 2D. De la même manière, chacune des représentations [qui sont disposées sur cette page] est une des «réductions» en 3D de l’objet original en 4D, à savoir une variété de Fano, décrite par une équation algébrique.»
Selon Nicolas Monod, «tout ce travail aidera certes à avancer dans l’immense tâche qui consiste à décrire toutes les formes rencontrées naturellement dans l’Univers. Mais pas à régler définitivement cette question. Vu la spécificité des objets étudiés ici, cela reviendrait, par comparaison en zoologie, à décrire par exemple tous les marsupiaux.»
Où est alors l’utilité de ces recherches? «En maths, il ne faut jamais préjuger de rien. Lorsque la théorie sur les supraconducteurs a été élaborée il y a un siècle, c’était un jeu de l’esprit de croire que ces matériaux existeraient un jour», dit Nicolas Monod. Or, aujourd’hui, on les utilise au CERN ou pour faire léviter des trains au Japon…
Pour Tom Coates aussi, il est prématuré de dire à quoi va servir ce «tableau périodique des formes». Même s’il a son idée: «Lorsque vous voulez saisir un crayon sur la table, votre bras effectue des mouvements selon un grand nombre de degrés de liberté, correspondant à toutes vos articulations. Mais quelle est la séquence de mouvements la plus efficace, qu’on pourrait faire reproduire à un robot? On a du mal à répondre à cette question. Nos recherches algébriques pourraient y aider.» Et en physique: «La théorie des cordes, qui veut décrire l’Univers dans son entier, est basée sur 10 dimensions. Là aussi, notre «catalogue d’équations» pourrait être utile» Mais sa motivation première à lui? «Se lancer dans ce genre de pure aventure mentale est tout simplement beau. Et si propre à l’homme!»