Avec près de 3% des émissions de gaz à effet de serre, le transport maritime est l’un des contributeurs importants au réchauffement climatique. Mais la problématique est reconnue par les acteurs du « shipping » eux-mêmes et ceux-ci commencent à s’engager dans des solutions alternatives pour remplacer le fioul lourd.
« On doit être sérieux, parce que les problèmes environnementaux sont très sérieux. Nous avons fait et faisons encore aujourd’hui partie du problème, car nous avons des émissions certaines avec la flotte que nous avons », confie Vincent Clerc, directeur général de A.P. Møller-Maersk, la seconde entreprise la plus importante du domaine, dans une interview accordée au 19h30 de la RTS. Avant de poursuivre: « Mais nous avons une responsabilité et une possibilité de faire partie de la solution. Montrons donc l’exemple, montrons qu’il y a un chemin, qu’on peut le suivre, et qu’on peut faire cela de telle manière que ce soit bon pour le business. »
Cet exemple a un nom: « Laura Maersk ». C’est le premier porte-containers de la flotte du géant danois du « shipping » à pouvoir fonctionner tant au fioul habituel qu’au méthanol vert, un carburant fabriqué à base notamment de CO2 et d’hydrogène. Le navire a été baptisé à mi-septembre 2023 à Copenhague par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. Il permet d’économiser, au quotidien, la production de 100 tonnes de gaz à effet de serre, soit autant qu’environ 8000 voitures.
Neutralité carbone en 2040
Décider de passer au biométhanol, en 2019 déjà, a été le fruit d’un vrai pari, comme le raconte Vincent Clerc, qui a pris la barre de l’entreprise familiale danoise en décembre 2022: « La technologie du méthanol était alors prête. Mais on se trouvait un peu dans un dilemme de poule et d’œuf: personne ne voulait construire des moteurs qui fonctionnent au méthanol, parce qu’il n’y avait pas de ce carburant, et personne ne voulait développer des fabriques de méthanol, car il n’y avait pas de moteur qui pouvait en consommer. Nous nous sommes donc dits: pour casser ce dilemme, commandons des bateaux! »
De quoi, selon le Fribourgeois de Rossens, donner un signal clair aux producteurs de biométhanol en leur indiquant qu’ils trouvaient en Maersk un client prêt à leur acheter de ce carburant vert. Et aussi, au final, amoindrir le risque pour les investisseurs dans ce domaine. « Et c’est ce qui s’est passé, se réjouit Vincent Clerc. Avec le ‘Laura Maersk’, nous voulions tester la technologie. Mais un autre bateau, plus grand, va sortir en janvier 2024 du chantier naval en Corée du Sud. »
A terme, Maersk aura ainsi passé commande au total pour vingt-cinq porte-containers au méthanol, de quoi diminuer ses émissions annuelles de CO2 d’environ 2,3 millions de tonnes. L’entreprise danoise veut être neutre en carbone en 2040 déjà.
>>> Sujet diffusé dans le 19:30 du 6 décembre 2023
Cette décision de l’une des entreprises phare du secteur a fait boule de neige auprès de ses concurrentes, dont COSCO/OOCL et CMA CGM: « Cela a été pour nous la surprise positive, souligne Vincent Clerc. Car on ne peut pas faire tout cela tout seul. Il y a besoin de toute une industrie. La technologie au méthanol a vraiment pris une grande traction et, aujourd’hui, plus de 200 bateaux commandés vont se baser sur la même technologie. Cela va aussi aider à développer l’infrastructure de distribution du carburant dans les ports, afin d’être sûr qu’il y ait des stations le long des routes sur lesquelles nous naviguons. »
Actuellement, la seule manière de remplir les réservoirs de méthanol d’un cargo reste celle d’un navire ravitailleur. Et, pour des raisons de sécurité, l’opération se fait au large.
A Rotterdam, l’un des plus grands ports au monde, on se prépare d’ailleurs déjà à ces adaptations majeures, comme en témoigne au 19h30 Cees Boon, coordinateur de secteur dans l’hyper-port néerlandais: « Le monde des carburants se transforme complètement. Les choses deviennent plus complexes. Nous devrons pouvoir fournir ces différents carburants, mais aussi préparer l’ensemble du port pour les distribuer, y compris les équipes de sécurité et de secours. C’est un défi pour le futur, mais c’est possible! »
Un carburant complexe à fabriquer
Reste la question, cruciale, de la fabrication du carburant qu’est le méthanol vert, à base tantôt de CO2, tantôt de déchets organiques gazéifiés, dont les quantités sont pour l’heure très loin d’être suffisantes, et dont certains soulignent que la production n’est pas toujours si verte que cela. D’aucuns restent d’ailleurs circonspects devant les annonces comme celle autour du Laura Maersk, en observant que l’industrie maritime elle-même investirait peu dans le développement de ces technologies.
Vincent Clerc contredit ce point de vue: « En collaboration avec d’autres investisseurs, nous travaillons sur certains projets de manufacture du carburant pour aider à la création de ce marché de façon rapide. C’est plutôt pour nous une manière de déployer certains moyens financiers pour accélérer la production. Car c’est là une industrie complètement différente. Nous n’avons pas nécessairement les capacités ou les connaissances pour devenir producteurs. Ce qu’on peut faire, c’est enlever les risques et même, dans certains cas, fournir les moyens financiers pour aider à ce que les projets démarrent plus vite. »
Des efforts qui devront toutefois être encore démultipliés, lorsque l’on sait qu’il existe aujourd’hui environ 50’000 bateaux cargos qui acheminent près de 90% des biens à travers le monde. Vincent Clerc l’admet sans ambages: « La limitation pour faire du biométhanol, c’est simplement d’avoir assez de CO2 qui puisse être transformé en méthanol », à l’aide d’électricité, idéalement d’origine éolienne ou solaire.
Or, « étant donné les besoins de la flotte mondiale, ce n’est probablement pas possible de continuer à décarboner toute la flotte avec cette seule technologie-là. A un moment donné, nous allons pivoter sur une autre technologie: chez Maersk, nous regardons l’hydrogène, l’amonia. Chacune de ces technologies a des avantages et des désavantages. Mais je pense que d’ici à quelques années, on va voir un pivot, parce que cela nous aidera aussi à accélérer la prise d’échelle. » Autrement dit: développer si massivement la production de ces carburants verts qu’aucun retour en arrière ne sera possible.
Un changement de paradigme coûteux
Ce changement de paradigme aura un prix: si construire des moteurs adaptés n’est pas drastiquement plus onéreux, produire ces nouveaux carburants coûte environ 10% plus cher. Des coûts qu’il s’agira de gérer: « L’industrie dans laquelle nous travaillons est très compétitive, donc absorber une grande partie [de ces surcoûts] dans la durée sera vraiment difficile. Il faut, d’une manière générale, que tous nos modes de vie et de consommation se réalignent sur un monde dans lequel on va vivre sans carbone. De ce fait, il s’agit pour nous de faire ces investissements afin que nos clients [directs] puissent prendre en charge les coûts qui y sont liés », dit Vincent Clerc, rencontré le 24 novembre 2023 à Vevey, où il venait justement discuter affaires chez Nestlé (lire encadré).
Des clients de Maersk qui n’hésiteront probablement pas à répercuter ces surcoûts sur leurs clients, les consommateurs finaux. Mais ces derniers l’accepteront-ils? « Maintenant, tout le monde va ‘jouer’ [avec ces prix] pendant quelque temps, pour voir, dit Vincent Clerc. Mais ce qui est très clair aujourd’hui, c’est que tous les clients avec lesquels nous parlons sont, eux aussi, au clair sur le fait que décarboner, cela coûte. Et donc tout le monde comprend que cela va se passer avec des prix qui seront différents. A nous de voir maintenant, durant les prochaines décennies, si et combien nous pouvons répercuter de ces surcoûts: tout, 80%, 50%. »
De son côté, Jim Hagemann Snabe, président du Conseil d’administration de Maersk lorsque l’entreprise a pris cette décision de miser sur le méthanol, espère que les clients finaux accepteront ces coûts environnementaux supplémentaires: « Même si le coût de ces biocarburants était deux fois supérieur, le prix d’une paire de basket transportée depuis l’Asie en Europe ou en Amérique du Nord ne serait que de cinq centimes de plus », a-t-il déclaré en octobre 2021.
Pour Vincent Clerc, toutes ces évolutions ne s’inscriront dans la durée que si elles sont accompagnées par des écosystèmes environnementaux et financiers, eux aussi, adaptés: « Il y a aussi besoin de règlements et de standards environnementaux, parce que l’énergie verte est malgré tout plus chère que celle que l’on utilise aujourd’hui. Au niveau économique, si l’on ne crée donc pas des incitations pour que les acteurs fassent la transition, pour qu’il y ait vraiment ce point d’inflexion qu’on évoquait plus haut, on risque de créer une infrastructure qui, commercialement, aura des difficultés se pérenniser d’ici à quelques années. »
C’est pourquoi le directeur de Maersk ne cesse de plaider pour l’imposition d’un prix sur le CO2 émis: « Une ‘taxe carbone’ est une bonne façon d’amener les mécanismes du marché dans une balance qui favorisera la transition énergétique. Pour notre industrie, mais aussi pour nombre de nos clients, faire cette transition énergétique sans une telle taxe n’est clairement commercialement pas possible. »
Carrière commencée à Fribourg
Vincent Clerc, actif depuis 25 ans chez Maersk, mène donc la transition depuis un an, comme premier directeur non-danois à la tête du joyau familial nordique, qui emploie aujourd’hui 100’000 personnes dans 120 pays, ayant généré un chiffre d’affaires de 81,5 milliards de dollars en 2022 pour un bénéfice net de 29,2 milliards. Début novembre toutefois, l’entreprise qui contrôle un sixième du marché du fret maritime, a dû supprimer 10’000 postes de travail, en raison d’une baisse du bénéfice attendu (après de très profiteuses années Covid), de surcapacités dues à une régionalisation partielle des systèmes de production des biens et, justement, de coûts excessifs dans ses activités.
Ces tâches de direction, le Fribourgeois de 51 ans de Rossens, passé par le collège Saint-Michel de Fribourg puis l’Université de Lausanne, s’en acquittent en respectant l’histoire de cette grande société danoise, mais aussi en y imprimant son style: « Le mien a été formé à Fribourg. J’essaie d’apporter quelques touches d’ici, dans la façon dont nous travaillons, dont nous menons les efforts pour résoudre les problèmes. C’est un style avec une communication assez directe, avec beaucoup de diversité. Je recherche le consensus. Avec collégialité. C’est un concept politique suisse qui me plaît beaucoup: quand la porte est fermée et qu’on débat, on peut débattre très fort, mais quand on sort de la pièce, on est tous derrière » la position choisie.