Vendredi dernier, John Ellis dit avoir reçu un paquet. «Il me semblait suspect, et je ne connaissais pas l’expéditeur. Je l’ai donc fait transmettre à la police», explique l’un des plus médiatiques physiciens du CERN. Qui poursuit: «Sur des blogs, des personnes inquiètes menacent de venir au CERN avec des fusils. Et aux Etats-Unis, des scientifiques impliqués, dont un Prix Nobel, ont reçu des menaces de mort.» Au CERN, les physiciens ne cachent plus leur inquiétude face à la peur panique de certaines gens, et devant les actes inconsidérés qu’elle peut engendrer. Quelle peur? Que le LHC cause la fin du monde, dès son lancement aujourd’hui, en générant des microscopiques trous noirs susceptibles de grossir en avalant la Terre. «Toutes ces histoires ne sont absolument que pure fiction, ne cesse de rappeler James Gillies, porte-parole du CERN. Mais elles angoissent réellement certains.»
Comment en est-on arrivé là?
L’hypothèse purement spéculative selon laquelle un trou noir est né dans les collisions de particules au cÅ“ur d’un accélérateur est apparue en 1999 au Laboratoire de Brookhaven (Etats-Unis), qui lançait son nouvel appareil, le RHIC. Un groupe d’experts a été mis sur pied, qui a conclu à une innocuité complète de la machine. L’affaire a néanmoins été reprise dans les médias.
En mai 2007, la chaîne BBC, dans son émission Horizon, ressort l’idée du tiroir, mais au sujet du LHC cette fois. Au CERN, on n’a bien sûr pas attendu les sollicitations des médias pour examiner la sécurité de la future machine, qui atteindra des niveaux d’énergie bien plus élevés que le RHIC: une expertise, menée en 2003, a conclu à l’absence de risques.
Mais le buzz était lancé. Il se développe sur Internet: en février 2008, deux vidéos sont placées sur le site YouTube. L’une explique que Nostradamus a prédit la fin du monde à Genève, et lie cet événement à l’entrée en service du LHC (lire ci-contre). L’autre présente une simulation un peu niaise de la Terre rongée par un trou grossissant. Ce film a déjà été vu plus d’un million de fois! La polémique enfle sur la blogosphère.
Entrent en scène le juriste Walter Wagner et l’écrivain Luis Sancho. Ils déposent une plainte devant la Cour fédérale d’Hawaï en accusant le Département de l’énergie américain et la Fondation nationale des sciences d’avoir soutenu un projet qui pourrait causer la perte de l’humanité. Leur histoire est reprise jusque dans les titres les plus prestigieux, comme le New York Times. «Le problème, souligne James Gillies, c’est que ce genre de personnes omettent toujours la fin de l’histoire: les théories qui supputent l’apparition de microtrous noirs prédisent aussi toutes, et de manière indiscutable, que ceux-ci se désintégreront instantanément, sans causer de problèmes.» Nombre de médias oublient aussi ce détail, mais notent tout de même que Walter Wagner avait déjà déposé une plainte similaire contre le RHIC. Qui fonctionne maintenant depuis l’an 2000 sans avoir phagocyté le monde…
En Europe, c’est un biochimiste de l’Université de Tübingen (Allemagne) qui avance la même prophétie de fin du monde. Otto Rössler veut alors aller expliquer ses thèses au CERN. «Nous l’avons invité en avril, puis en juin, lors de la réunion du Conseil du CERN, mais il n’est pas venu», dit James Gillies. Le biochimiste passera finalement une journée à Genève, fin juin, et parlera à plusieurs physiciens. «Il lui a alors été expliqué que les théories sur lesquelles il basait ses allégations avaient été infirmées par des expériences en 1915 déjà», dit John Ellis.
Frustré, Otto Rössler contacte le conseiller national écologiste zurichois Daniel Vischer, qu’il connaît. Celui-ci propose à Pascal Couchepin de rencontrer le scientifique. «Le président de la Confédération a accepté car il voulait écouter ses propos par curiosité», explique son porte-parole Jean-Marc Crevoisier. Le quotidien Blick présente à grand fracas cette entrevue. Ce qui conduit Pascal Couchepin à l’annuler fissa. «Le président n’apprécie pas de se faire instrumentaliser, dit Jean-Marc Crevoisier. Car Otto Rössler aurait ensuite utilisé cette rencontre pour accréditer ses thèses.» Or ce dernier n’en démord pas. Il dépose le 27 août, avec un philosophe autrichien et un particulier suisse, une plainte à de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. L’instance a refusé de statuer dans l’urgence, comme le demandaient les plaignants.
A ce stade, une partie de la presse s’est emparée de ces deux affaires à sensation, au caractère très émotionnel. On en vient même à demander leur avis – non autorisé – à telle ou telle célébrité. Dans une interview accordée à un magazine, le chanteur Lightspeed Champion, lors du Montreux Jazz Festival, explique que «c’est une des choses où on ne sait pas s’il faut y croire ou non». Rien de tel pour accroître, auprès des fans de musique en tout genre pas forcément intéressés par la physique, une inquiétude latente.
Pour James Gillies, «certains médias ont présenté les choses de manière déséquilibrée, avec pour effet d’affoler la population. Je passe maintenant la plupart de mon temps à «faire le samaritain», à répondre aux questions des gens. Au fond, je trouve cela normal. Par contre, je ne trouve pas normal que les médias accordent plus d’importance à une demi-douzaine de personnes aux thèses prouvées comme erronées qu’à des milliers de physiciens, ceci seulement parce qu’elles ont une casquette de scientifique, mais dans un autre domaine.» Pour l’heure, «la police genevoise n’est pas encore en possession du fameux paquet de John Ellis», indique Philippe Cosandey, porte-parole. Mais quoi qu’il contienne, une certaine inquiétude, qui suscite parfois beaucoup d’humour aussi, est désormais bien ancrée dans la population. A tel point que le énième rapport assurant de l’innocuité du LHC, le 5 septembre, est passé inaperçu. Le lendemain, un quotidien populaire n’hésitait pas à titrer: «Le monde disparaîtra le 10 septembre!»