IPod Nano. Tata Nano, petite voiture du peuple. Nanotubes de carbone. Tapez «nano» sur Google, et le moteur de recherche trouve 81 millions de pages internet. Ce préfixe est partout! Parfois simplement parce qu’il ancre un objet dans l’air du temps. Très souvent, surtout, pour faire référence au domaine en expansion des nanotechnologies. Dont l’idée est de créer de nouveaux produits en manipulant l’infiniment petit (atomes, molécules) dans le domaine nanométrique. Par analogie, un nanomètre (soit un milliardième de mètre) est à un mètre ce que la taille d’un nain de jardin est à la distance Terre-Lune!
Selon le Woodrow Wilson Center, 807 produits fabriqués par 420 sociétés sont déjà disponibles. Et le marché des nanotechnologies pourrait atteindre 200 milliards de dollars d’ici à 2010. Aux promesses de cette science sont néanmoins liées des craintes concernant le risque de toxicité des nanoparticules. Le point avec Louis Schlapbach, directeur du Centre suisse d’essai et de recherches sur les matériaux (Empa), à Dübendorf.
Le Temps: Quelle est votre définition des nanotechnologies?
Louis Schlapbach: Si, pour lancer un poêle à bois, on tente d’allumer une bûche, cela ne marche pas. Par contre, si l’on utilise des brindilles, c’est plus facile. En grandes ou en petites dimensions, les morceaux du même matériau n’ont donc pas les mêmes propriétés. Les nanotechnologies procèdent du même principe: certains matériaux, à l’échelle nanométrique, ont des propriétés particulières. Pour plusieurs raisons. D’abord, dans un échantillon macroscopique, il y a peu d’atomes à sa surface par rapport à leur nombre à l’intérieur. Dans le monde de l’infiniment petit par contre, il peut y avoir plus d’atomes en surface qu’à l’intérieur d’une structure, ce qui peut modifier ses réactions chimiques. De plus, un grand nombre d’atomes, dans les nanostructures, peuvent se retrouver dans des positions extrêmes (pointes, arrêtes), et deviennent encore plus réactifs. Enfin, les propriétés d’échange d’électrons entre atomes peuvent varier car, à cette échelle, apparaissent des effets – quantiques – qui n’existent pas dans le monde macroscopique.
En fait, des nanoparticules existent autour de nous depuis la nuit des temps: elles sont minérales ou organiques dans le fin terreau des vignobles, de suie dans les gaz des moteurs à combustion. La différence, ici, c’est que l’on veut fabriquer des produits innovants en tirant profit des propriétés apparaissant à l’échelle nanométrique.
– On décrit leur potentiel d’applications comme énorme…
– Oui. Considérons les besoins de l’humanité: vivre dans un environnement construit; pouvoir respirer, s’alimenter, et rester en bonne santé, disposer d’une certaine mobilité; et communiquer. Dans la plupart de ces domaines, les nanotechnologies ont un rôle à jouer pour améliorer la qualité de vie.
Si les téléphones portables et autres ordinateurs ont des capacités de stockage dont on n’osait pas rêver il y a dix ans, c’est grâce aux progrès en nanoélectronique. Et la prochaine famille d’écrans plats, qui apparaîtra dès 2009, sera basée sur des nanostructures de carbone (lire ci-dessous). Ces écrans consomment une énergie dix fois moindre par unité de surface, produisent une brillance plus élevée, et garantissent une durée de vie plus longue. En médecine, des nanoparticules ferromagnétiques peuvent être injectées dans le circuit sanguin, et grâce à leur fonctionnalité, elles s’installent dans une tumeur. L’application d’un champ magnétique les fait alors s’échauffer et détruire la partie cancérogène. Des essais ont été menés chez l’homme, en Suède. Et dans le domaine alimentaire, on évoque des emballages changeant de couleur en fonction des amines détectées, ces substances émises lors du pourrissement des vivres.
– Et dans le domaine de l’environnement? Le Woodrow Wilson Center a estimé qu’un tiers des 750 millions de dollars des fonds de capital- risque investis dans les «nanos» l’ont été sur des innovations «vertes»…
– Un point essentiel pour le développement durable consiste en une utilisation plus efficace et économe de l’énergie. Les nanotechnologies pourront par exemple permettre de réduire les effets de frottements et d’usure. Ce sont eux qui, dans tous les mouvements mécaniques (moteurs par exemple), sont la cause d’immenses déperditions d’énergie. On estime que celles-ci correspondent à la production de 100 centrales énergétiques de moyenne taille dans le monde, parce que l’on n’applique pas bien les possibilités actuelles pour réduire ces frottements.
– Le préfixe nano est parfois utilisé «à toutes les sauces», voire abusivement. La Communauté d’intérêt du commerce de détail suisse (CI CDS) vient d’ailleurs, en avril, d’édicter un code de conduite pour faire reconnaître les produits vraiment basés sur les nanotechnologies…
– En fait, nombre de travaux de recherches, les technologies de synthèse en chimie macromoléculaire par exemple, se font à l’échelle du nanomètre depuis plusieurs décennies déjà. Mais c’est vrai, le mot «nano» est à la mode. Le souci, c’est que toutes les modes ont une fin. Or peut-être celle-ci arrivera-t-elle avant que le potentiel des nanotechnologies ait pu être exploité pleinement. Jusque-là, j’estime que l’argument «publicitaire» a plutôt servi ce domaine. Aujourd’hui, le mot «nano» véhicule encore davantage des résonances positives, comme la modernité, la nouveauté, la fascination, que des aspects négatifs (risques, toxicité). Et j’en suis très content.
– D’aucuns, comme votre collaborateur à l’Empa, le toxicologue Harald Krug, professeur à l’Université de Berne, craignent en effet que la mode des nanos se transforme en «nano-phobie», le grand public ayant à terme peur des risques liés à ces techniques. Quels sont-ils?
– Chaque nouvelle technologie apporte son lot de bienfaits et des risques; cela fut le cas lors de l’introduction de l’automobile ou de l’électricité. Les nanotechnologies n’y échappent pas: c’est la question des nanoparticules libres pouvant se retrouver dans l’air ou dans l’eau qui est cruciale, quoique très limitée dans le vaste champ des nanotechnologies. L’Empa vient de co-
organiser, début septembre à Zurich, un grand colloque à ce sujet. Jusqu’à aujourd’hui, le principe des études de la toxicologie était de prendre des cellules vivantes bien spécifiées, et de les soumettre à de grandes quantités de nanoparticules pour voir leurs réactions. Or, les résultats des études menées avec des nanotubes ne sont pas décisifs: certains montrent un effet toxique, d’autres pas. Il s’agit donc de clarifier deux points: d’abord, de déterminer si les impacts négatifs sur les cellules sont causés par la géométrie ou par la chimie des nanoparticules. Ensuite, on connaît mal leur «comportement»: certaines particules libres, dans l’eau ou dans l’air, ont naturellement tendance à s’agglomérer. Les nanoparticules, qui seraient dispersées dans le corps dans un but quelconque, réagiraient-elles pareillement? Il se peut même que les agrégats formés soient recouverts par l’organisme d’une gangue biologique qui les rendent inoffensifs dans le corps.
– Cet aspect des risques est parfois surévalué ou exagéré. Doit-t-on faire face, avec les nanotechnologies, à de vraies nouvelles questions éthiques? Ou seul le contexte change-t-il avec une transposition à des dimensions plus infimes?
– Avec l’énergie nucléaire, un nouvel élément est intervenu: la durée de vie délétère des déchets, et donc leur stockage sécurisé durant des milliers d’années. Avec les nanotechnologies aussi, un facteur radicalement nouveau doit être pris en compte: des produits, à cause de leur taille infime, peuvent potentiellement s’immiscer dans notre corps d’une manière nouvelle (en passant par exemple la barrière hémato-encéphalique). Donc, oui, nous sommes face à un paradigme relativement inédit.
– Pourtant, les crédits alloués à l’étude des risques liés aux nanotechnologies sont encore très largement inférieurs à ceux prévus pour les recherches elles-mêmes…
– Il faut se demander, du point de vue éthique, à qui revient la charge d’étudier les risques apparaissant autour d’une nouvelle technologie. Une entreprise qui commercialise un produit devrait-elle passer au crible tous les aspects concernant la durée de vie de ce produit, les effets secondaires liés à sa fabrication, à son utilisation, et à son recyclage? Je n’ai pas assez confiance en l’humanité pour que tel soit le cas. Au final, c’est donc l’Etat qui doit jouer un rôle fort. Cela dit, je vois les fascinants développements possibles en sciences des matériaux comme un moyen d’accroître la qualité de vie, au travers d’une industrie forte, basée sur l’innovation. La Suisse se place dans les tout premiers pays en termes de fonds publics investis par habitants dans les nanotechnologies. Y compris dans l’analyse des risques. Ces investissements sont justifiés car ces technologies peuvent avoir un effet énorme sur la compétitivité future de nombre de PME. Faut-il un meilleur rééquilibrage des fonds pour étudier les risques? J’ai l’impression qu’en Suisse, en collaboration avec le Fonds national suisse, l’Agence pour la promotion de l’innovation (CTI), les offices fédéraux de l’Environnement et de la Santé publique, et en plus avec les projets européens, les montants dégagés dans ce but sont raisonnables.
– Un observatoire européen des nanotechnologies a été lancé. En Suisse, la Confédération a adopté en avril son plan «Evaluation et gestion des risques associés aux nanoparticules synthétiques». Et chaque institution, de l’Empa au CNRS français, lance son propre programme. Une telle profusion d’initiatives est-elle sensée?
– Uniquement s’il y a une bonne communication entre les différents acteurs! C’est relativement bien le cas en Europe. Par contre, il est vrai qu’il n’existe pas encore de procédure ni de méthodes d’essai standardisées visant à unifier toutes les recherches sur les risques. Dans nombre d’études, le matériau utilisé n’est même pas décrit avec précision. Et certaines études menées sur des souris ne sont pas forcément extrapolables telles quelles chez l’homme. Or avant de développer tout système de sécurité, il faut établir des normes. Pour cela, on a besoin de standards. Sur les cellules «cobayes». Sur les quantités de nanoproduits à tester. Sur la réactivité chimique des surfaces. En nanotoxicologie, cela n’existe pas encore. Mais on s’y dirige.
– Les nanoparticules, du fait de leur taille, échappent à la nouvelle réglementation européenne REACH sur les produits chimiques. Faudra-t-il établir de nouvelles lois spécifiques aux nanotechnologies?
– Oui, comme on a dû introduire le code de la route, dont on n’avait pas besoin avant l’essor des voitures.
– Certains, invoquant le principe de précaution, appellent à un moratoire sur ces recherches, jusqu’à ce que les craintes soient levées…
– Chaque nouvelle technologie doit être accompagnée d’une analyse des risques établie suivant l’état des savoirs du moment. Mais jamais il ne sera possible d’aborder tous les risques de prime abord, car ils sont souvent inconnus. Si c’était un prérequis, on pourrait arrêter toute recherche! Au contraire, c’est fantastique d’aller de l’avant, en clarifiant les risques au fur et à mesure. Et en s’assurant bien sûr que les personnes qui pourraient y être exposées en soient au maximum protégées.
– Pour l’heure, selon le Centre suisse d’évaluation des technologies (TA-SWISS), la population suisse accepte plutôt bien les nanotechnologies. Comment leur éviter le destin controversé qu’ont connu les OGM dans le grand public?
– Les médias jouent le rôle le plus important. Il faut expliquer, avec des exemples simples mais corrects, comment les nanotechnologies sont exploitées depuis des années dans des produits devenus communs liés à l’électronique et à la communication. Or la Suisse connaît un déficit énorme d’informations grand public sur les progrès dans les sciences exactes et de l’ingénieur. A la TV, des heures de diffusion sont accordées à un concours de beauté. Mais la finale du concours «La science appelle les jeunes», durant laquelle une soixantaine de jeunes ont magnifiquement défendu leur projet, ou encore les projets vainqueurs des «Swiss Technology Awards», ne sont même pas mentionnés.
– Le changement technologique est toujours plus rapide que le changement social», a remarqué le physicien américain Gerard O’Neill, en 1981 déjà. La science progressant si vite, le public doit-il être amené à se prononcer sur tous les sujets? Les chercheurs ne peuvent-ils pas demander qu’on leur fasse confiance?
– En général, tout un chacun fait confiance à sa voiture sans comprendre en détail comment elle fonctionne. Concernant les sciences des matériaux, la question est donc moins cruciale que dans des domaines qui touchent le corps, l’alimentation, l’eau, l’air, au sujet desquels des inquiétudes apparaissent, comme avec les OGM et, dans une certaine mesure, les nanotechnologies. Mais parfois, l’homme, dans son caractère primaire, est trop focalisé sur l’exposition de son corps à certains risques, et pas assez focalisé sur le manque d’exposition de son cerveau à certains défis intellectuels liés à la compréhension de son environnement…
– Et que penser des idées futuristes, comme réaliser un ascenseur Terre-Lune sur un câble de nanotubes, introduire des nanorobots dans le corps humain dans un but thérapeutique, voire augmenter nos capacités mentales en les faisant interagir avec les neurones?
– Les nanotechnologies – c’est indéniable – vont changer le monde dans les communications et les matériaux, à la manière de la machine à vapeur dans le domaine des transports. Cela dit, vos exemples me font penser au livre La Proie, de Michael Crichton [l’auteur de «Jurassic Park»], dans lequel des nanorobots se multiplient insidieusement et se retournent contre leurs inventeurs. C’est là de la science-fiction, totalement irréaliste! Car ces allusions se basent sur le concept que, dans ces dimensions si infimes, l’atome lui-même devient intelligent. Cela, c’est en contradiction avec tout ce que je comprends.