Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest, l’épidémiede VIH est concentrée chez les homosexuels et les prostituées, qui sont fortement stigmatisés par la société. Cet état de fait complexifie grandement les actions de prévention. Certains experts parlent de «bombe à retardement». Reportage à Dakar et à Thiés
La nuit tombe sur Les Parcelles, Unité 26. Dans ce quartier démuni de Dakar, Marie s’apprête à accueillir ses clients. Elle ira peut-être attendre à l’aéroport voisin l’un de ces hommes qui paient pour quelques instants d’assouvissement avec elle. De l’argent, 7500 à 15 000 francs CFA la passe (17 à 34 fr.), qui fera vivre 15 personnes. Derrière le mur en béton, une cour en terre qu’embrument les âcres fumets du foyer. Trois chambres, puis une case sombre, un matelas déchiré, son lieu de travail. Sur le toit bêle une chevrette.
Marie explique en wolof, son dialecte, qu’elle a eu de la chance, ce soir où le préservatif n’a pas tenu. Qu’elle a fait le test de dépistage du VIH – négatif – dans le poste de santé mobile de ENDA Santé.Qu’elle a ensuite suivi les causeries de prévention de cette ONG soutenue par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Et qu’elle sensibilise à son tour ses collègues travailleuses du sexe, la plupart séropositives. «Je leur dis qu’il faut systématiquement utiliser le préservatif, pour ne pas surcharger l’épidémie de sida.»
Du Fonds mondial, même si elle profite de son soutien à travers ENDA Santé, Marie ne connaît rien. Cet organisme international, basé à Genève, a été créé en 2001 pour lutter contre les trois maladies qui empêchent les populations défavorisées d’atteindre un niveau de santé acceptable. Le Fonds mondial ne mène pas d’actions lui-même, mais subventionne les plans de prévention et de soins élaborés par les pays. Récemment, la presse a été invitée à jauger ces activités au Sénégal.
Ce pays est souvent cité en exemple pour avoir mis très tôt sur pied des stratégies visant à endiguer le virus, puis à soigner les personnes séropositives – les traitements antirétroviraux (ARV) sont gratuits depuis 2004, sur décret du président Wade. Les effets observés s’inscrivent dans la tendance mondiale à la baisse de 17% des cas de contamination depuis 2001 (LT du 25.11.09).
Au Sénégal, où vivent 12,5 millions d’habitants, la situation illustre toutefois bien les défis complexes auxquels le combat contre l’épidémie doit désormais faire face. Celle-ci est de type «concentré». La prévalence, faible au sein de la population générale (0,7%) malgré des disparités régionales, reste élevée dans deux groupes à risque: les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (21,5%) et les travailleuses du sexe (19,8%).
«Le contexte social rend difficile les actions de prévention», dit le Dr Bara Ndiaye, chef de projet à ENDA Santé. Au Sénégal, pays à 95% musulman, un article de loi punit les actes «contre nature», telles les relations homosexuelles. Dès lors, «nous devons faire face à des agressions physiques et verbales dans la rue. Aussi venant des forces de l’ordre», dit Lamine, 29 ans, secrétaire général de Xam Xamlé. Cette association, qui veut sensibiliser les gays sur l’importance d’utiliser des préservatifs et de se faire dépister régulièrement, est basée à Thiés. Dans cette ville, au printemps 2009, la dépouille d’un homosexuel a été exhumée et traînée dans les rues. Ailleurs, en décembre 2008, la police a arrêté neuf hommes soupçonnés de violer, en privé, la loi en question. Ils ont été condamnés à 8 ans de prison, avant d’être relâchés.
En 2007, selon un sondage du Pew Research Center de Washington, 97% des Sénégalais pensaient que «l’homosexualité doit être rejetée». «Cette stigmatisation est alimentée par les médias, qui qualifient souvent les gays de pervers», reprend le Dr Ndiaye. Toutefois, une loi est en discussion au parlement, qui devrait permettre aux homosexuels de se défendre contre toute discrimination. «Car l’Etat, laïc, n’a strictement rien contre eux. Ne sont punis que les actes contre nature», souligne Moussa Mbaye, secrétaire général du Ministère de la santé.
Les prostituées aussi devraient profiter de cette nouvelle loi, car elles sont victimes de la même stigmatisation. «Nous sommes parfois rejetées par nos propres enfants, se désole Ndeye, qui est séropositive. Si la communauté découvre que nous sommes des travailleuses du sexe, notre voix ne compte plus, nous ne sommes plus des êtres humains…» Ainsi Marie et les prostituées travaillant dans sa maison close sont tolérées dans le quartier, mais pas intégrées. «Lorsque deux enfants sont morts chez elle du sida, aucun imam n’a voulu signer l’acte de décès», dit Ndeye Kébé, assistante sociale de ENDA Santé.
Des structures ont été mises en place pour encadrer ces prostituées. Celles qui ont plus de 21 ans doivent en principe se faire enregistrer auprès des services sociaux, et peuvent ainsi bénéficier de soins, d’informations, et de préservatifs, ceci bien sûr au détriment de leur anonymat. «Mais parfois, les policiers maltraitent des travailleuses du sexe, même si elles sont enregistrées», se plaint Mafa, l’une d’elles.
Malgré les difficultés, le Dr Seyni Ndoye, chargé du suivi au Conseil national de lutte contre le sida (CNLS) note les progrès dans ces actions de prévention contre le sida parmi les groupes à risque: «98% des prostituées déclarées disent utiliser le préservatif. Et l’on trouve chez elles moins de maladies sexuellement transmissibles. Les homosexuels aussi sont mieux encadrés.» Et d’avertir: «Le VIH semble maintenant se propager à la population hétérosexuelle en général. Il y a là un risque d’explosion de l’épidémie. Pour le contrer, il faudrait élargir la prévention. Or les épidémiologistes qui valident les demandes au Fonds mondial rechignent à soutenir les programmes visant large, recommandant de cibler les groupes à risque. Il serait bien que ces experts viennent voir la réalité du terrain…»
Selon Alice Desclaux, une anthropologue française qui travaille à Dakar sur ces questions, «il faut éviter que les plans de prévention ne créent un fossé, une sorte d’«exceptionnalisme», entre les groupes à risque et le reste de la population». Une population qui est d’ailleurs de mieux en mieux informée sur les signes et comportements distinctifs de la maladie, et reconnaît ainsi les personnes vivant avec le VIH. «Parfois, l’information ne réduit pas la stigmatisation, mais la renforce.»
Coordinateur exécutif des programmes «Fonds mondial» au Sénégal, le Dr Bakary Sambou répond que «pour être efficace au niveau global, le Fonds doit travailler en suivant des axes précis». Et pour Daouda Diouf, auteur d’un rapport indépendant pour le compte de l’Open Society Institute, «il faut continuer à cibler aussi les groupes à risque. C’est là qu’il faut maîtriser l’épidémie. D’autant que 80% des prostituées ne sont pas déclarées. Et que nombre d’entre elles refusent le préservatif par nécessité du gain.»
Toutefois, le Dr Sambou reconnaît le problème: trois quarts des hommes ayant des relations avec des hommes sont bisexuels, souvent même mariés pour satisfaire aux normes sociales. «Et moult hétérosexuels, bien qu’ayant déjà deux ou trois femmes, n’hésitent pas à contraindre des filles, de 11 ou 12 ans, à avoir des relations non protégées. De plus, les routiers et les militaires propagent la maladie. Or tous ces groupes d’hommes, potentiellement infectés, et qui contaminent leurs partenaires mal informées à domicile, sont si éparpillés qu’on ne sait pas comment les maîtriser.»
De l’avis des spécialistes, ces comportements socioculturels sont à l’origine de la féminisation marquée de l’épidémie au Sénégal: s’il y avait quatre hommes porteurs du VIH pour une femme en 1986, le ratio est passé à 2,25 femmes pour un homme. Des femmes qui évitent d’ailleurs de se faire dépister et traiter, par peur d’affronter un divorce. Quant aux hommes, ils se soucieraient peu de leur statut sérologique. «Au Sénégal, les hommes sont censés être les piliers de la famille, en termes d’autorité et de ressources. Apparaître [à l’hôpital] en tant que «demandeurs» est donc un geste de faible», dit Alice Desclaux.
Dès lors, toutes les occasions sont bonnes pour sensibiliser les femmes. Depuis 2004, «toutes celles qui vont à leur consultation prénatale se voient proposer le test du VIH, sur place», dit Maty Diouf Sakho, médecin au Centre de santé de Guédiawaye. Et de se réjouir: «L’objectif était de dépister 5000 femmes par an dans le district. Or durant le premier semestre 2009, 5108 ont accepté de faire le test, et 4864 ont retiré les résultats; 29 étaient positifs. Mais toutes les femmes qui en avaient besoin ont reçu des médicaments antirétroviraux.»
Les responsables de la santé se targuent que tous les patients nécessiteux – environ 12 000 sur les 67 000 personnes vivant avec le VIH – bénéficient en principe d’ARV gratuits. Quant à leur prise en charge médicale, elle est bonne aussi; l’argent du Fonds mondial permet d’en assurer 40%. «C’est positif, reconnaît Daouda Diouf. Le problème, c’est que le diagnostic et le traitement pour les infections opportunistes (dont la tuberculose) sont, eux, loin d’être gratuits…»
En décembre, l’OMS a aussi recommandé de commencer plus tôt les trithérapies chez les personnes vivant avec le VIH et les femmes pendant l’allaitement (LT du 18.12.2009). Des consignes bien accueillies en Afrique: «On sait que le VIH se transmet parfois par le lait maternel. Ainsi avant, les mères séropositives ne pouvaient pas allaiter leur bébé, ce qui engendrait la suspicion de leurs proches, dit le Dr Fatou Nar Mbaye. Avec ces nouvelles recommandations, ces mères peuvent donner le sein. Par effet collatéral, cela va moins les retenir à venir se faire dépister.» Cela dit, la chargée du Programme «Fonds mondial» au CNLS admet qu’avec ces recommandations, davantage de patients devraient recevoir des trithérapies: «Nous devrons maintenant évaluer les stocks disponibles…»
Le passage à l’échelle nationale et la décentralisation de toutes ces démarches validées régionalement constituent le plus gros défi pour le pays, selon Daouda Diouf. «Le financement est encore insuffisant en regard du niveau de risque et de vulnérabilité des groupes à risque.» Un exemple? «Seules six régions sur les 14 du pays bénéficient des programmes de prévention du VIH.»
Viendra aussi la question de leur pérennisation, les subsides du Fonds mondial ne s’étalant que sur quelques années. Pour Daouda Diouf, «la seule réponse durable à l’épidémie nécessite que les acteurs de la société civile (ONG, association, etc.) soient davantage impliqués, et mieux soutenus par le gouvernement. Car cela va réduire la stigmatisation, enclenchant un cercle vertueux. Il faut aussi s’assurer que les fonds leur parviennent réellement, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. Le Fonds mondial doit plus Å“uvrer dans ce sens.»
«Le Sénégal est paradoxalement victime de son taux de prévalence général bas, car nous ne bénéficions pas des gros programmes internationaux attribués aux pays les plus touchés, dit Massogui Thiandoume, de l’Alliance nationale contre le sida, qui regroupe les acteurs de la société civile. C’est à nous de trouver d’autres solutions financières, ici comme à l’étranger, pour désamorcer la bombe à retardement que constituent les groupes à risque.»
Dans son plan stratégique, le Sénégal s’est fixé un objectif courageux: accès universel à la prévention, aux soins et aux traitements d’ici à fin 2010. «Il ne faut pas se faire d’illusions, les budgets du pays ne sont pas à la hauteur des besoins [pour 2010]», dit Alice Desclaux. Qui encourage les pays africains à s’unir: «La gratuité de la prise en charge des sidéens africains devrait être négociée à un niveau politique international. Car, cela peut être démontré: la santé d’un individu, c’est la richesse des nations.»