La révolution de la médecine personnalisée ne portera ses fruits que si elle peut s’inscrire dans un cadre socio-politicoéconomique à (re)définir, et avec des financements adéquats. La Suisse lance un vaste réseau pour se placer au niveau international
«Si nous voulons exploiter le potentiel de la «santé personnalisée» en Suisse, nous devons unir nos forces pour relever ces défis!» Dans le dernier bulletin de l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM), son président Peter Meier-Abt pose clairement le défi qui se dresse devant les acteurs de la santé helvétiques. Et ce qui vaut pour la Suisse – l’union, quand ce n’est pas la taille, fait la force – s’applique aussi à l’étranger: de l’European Alliance for Personalized Medicine de l’UE à l’initiative Precision medicine lancée en 2015 aux Etats-Unis, en passant par le Nordic Biobank Network des pays scandinaves, partout l’on s’active pour investir au mieux ce nouveau champ.
En janvier 2016, le Secrétariat d’Etat à la Formation, à la recherche et à l’innovation (Sefri) a approuvé le concept d’implémentation du Swiss Personalized Health Network (SPHN), dont la structure devrait être opérationnelle d’ici à la fin de l’année. Son objectif? «Valoriser le potentiel de données de santé biologiques personnelles, comparables dans tout le pays, au profit de la gestion individuelle de la santé et de la maladie ainsi que de la recherche», détaille Peter Meier-Abt. Comment construire un tel réseau? Dans quel «écosystème» socio-politico-économique peut-il se développer? Les paramètres sont complexes.
Prérogatives cantonales
L’initiative SPHN ne part pas de rien, puisqu’elle se base sur deux projets régionaux. D’un côté, le Lemanic Center for Personalized Health, qui regroupe les Universités de Genève, Lausanne et Berne, l’EPFL, les hôpitaux universitaires vaudois, genevois et bernois, ainsi que l’Institut suisse de bio-informatique SIB. De l’autre, un pôle zuricho-bâlois. «Le premier cluster se consacrerait plutôt aux aspects liés aux données génétiques, aux biobanques et à l’épidémiologie, tandis que le second se focaliserait sur d’autres aspects, plus en aval de la génomique, du fonctionnement de l’organisme (transcriptome, protéome, métabolome)», explique Jürg Schifferli, professeur de biomédecine à l’Hôpital universitaire de Bâle. A terme pourront être intégrés des hôpitaux régionaux, des cabinets ou des registres de maladies.
Dans cette démarche de mise en commun des ressources et des savoirs, le défi le plus important, reconnu par tous, est l’impérieuse nécessité de rendre toutes ces données «interopérables», ou de développer une «ontologie commune». Plus simplement dit, il s’agit «d’harmoniser la sémantique des différents types de données sur l’ensemble du territoire suisse afin de favoriser leur échange entre institutions», dit Nicole Schaad, cheffe de l’unité Recherche au Sefri. «C’est loin d’être une sinécure, dit Didier Trono, ancien doyen des sciences de la vie à l’EPFL et cheville ouvrière du projet lémanique. Quantifier un taux d’hémoglobine dans le sang est facile. Décrire, partout de la même manière, des symptômes l’est moins. Autre exemple: il n’existe pas de registre de cancer national…»
«En Suisse, chaque canton a ses prérogatives en matière de santé et de traitement des données médicales. Cela ne simplifie pas les choses», admet Nicole Schaad. Et d’indiquer que la première phase du projet, entre 2017 et 2020, devrait ainsi être soutenue à hauteur de 70 millions de francs (encore soumis à l’approbation du parlement fédéral) «en priorité justement pour créer des infrastructures visant à rendre compatibles ces données cliniques et biologiques pour la recherche». Cela sous la forme de Clinical Data Repositories, des répertoires unifiés au niveau national qui dépassent le cadre des seuls dossiers électroniques du patient, dédiés eux surtout à la description de leur prise en charge.
Des grands projets qui font débat
Mais les ambitions du SPHN ne s’arrêtent pas là, puisque le réseau veut intégrer des projets transversaux de récolte de données, telle la plateforme Swiss Biobanking, lancée en décembre 2015, ou le futur Human Biomonitoring Project. La première entité vise à coordonner les biobanques existant dans le pays. Son instigateur, Vincent Mooser, responsable de la Biobanque institutionnelle de Lausanne, voit même plus loin: «Il faudrait créer une biobanque suisse, afin d’avoir un nombre assez grand de patients, comme ce qui se fait au Royaume-Uni», où UK Biobank inclut 500 000 personnes.
Le chercheur du CHUV et de l’UNIL accueille aussi avec enthousiasme le second projet précité, qui vient d’être adoubé par le Département fédéral de l’intérieur. «Un but de la médecine personnalisée est la prévention et l’action avant l’apparition de pathologies, confirme par courriel Katrin Holenstein, porte-parole de l’Office fédéral de la santé publique. Dans cette optique, la récolte de données de santé à grande échelle est centrale. L’OFSP aimerait mettre sur pied une étude nationale de biomonitoring couplé à des données de santé, sans mettre le focus sur la génétique. Ces données permettront peut-être de mettre en évidence des comportements ou des expositions ayant de potentielles implications sur l’état de santé de la population, […] en s’intéressant aux adultes sains, soit les malades de demain.»
Ces deux grands projets ne convainquent pas tout le monde, laissant dubitatifs autant Jürg Schifferli que Didier Trono. «Avant de créer une cohorte nationale, avise le premier, il faudrait mieux utiliser les cohortes existantes, petites mais d’excellente qualité, telle Sapaldia, qui a suivi la santé respiratoire de milliers d’adultes. Mieux vaut construire en partant petit que de voir trop grand. Car des erreurs commises dans de larges cohortes sont difficilement corrigeables ensuite.» Didier Trono abonde, à propos d’une éventuelle biobanque nationale: «Une stratégie bottom up (par le bas) serait plus réaliste qu’une action top down. Avec des coûts astronomiques, les retours sur investissement risquent d’être hypothétiques. On ne pourra pas séquencer génétiquement tout le monde. Plutôt que de telles infrastructures, il faut soutenir davantage la recherche collaborative, en dotant mieux le Fonds national suisse pour des projets.»
Informer le public à tout prix
«Les cohortes existantes, même toutes additionnées, sont trop peu représentatives; il faut changer d’échelle, pour être compétitif sur le plan international», rétorque Vincent Mooser. Avant d’admettre un autre point qui fait l’unanimité: «Les financements actuellement prévus sur quatre ans sont largement insuffisants. Il faudra davantage, ou trouver d’autres systèmes créatifs de financements.» Auprès notamment des philanthropes ou des milieux industriels: «Les assurances, qui ont intérêt à ce que la médecine devienne plus préventive, pourraient investir, après bien sûr qu’on se soit assuré qu’elles n’aient aucunement accès à des données personnalisées. Aux Etats-Unis, les plus grandes biobanques sont en mains d’assurances.»
Ce d’autant qu’il s’agira d’assurer aussi d’autres rouages essentiels pour profiter pleinement du SPHN, et de la médecine de précision en général. D’abord, garantir une bonne gouvernance afin d’aplanir les clivages cantonaux, par le biais d’organes faîtiers non politiques; l’ASSM et son président ont proposé leurs bons offices. Puis encourager la recherche, «tant nous avons par exemple besoin de nouveaux biomarqueurs pour le diagnostic personnalisé et le suivi de l’efficacité des interventions préventives ou thérapeutiques», dit Vincent Mooser. Ensuite, former les médecins à ce domaine émergeant. «S’occuper des impacts éthiques, légaux et sociétaux»»», complète Denis Hochstrasser, chef du département de médecine génétique et de laboratoire aux Hôpitaux universitaire de Genève, et coresponsable du projet lémanique, qui se réjouit de voir aussi des fondations, telles que la Fondation Leenaards, vouloir prendre ce volet en charge. Surtout, enfin, informer largement le public: «La médecine de précision ne deviendra un projet de société que lorsque les gens participeront aux cohortes ou aux biobanques», dit Didier Trono.
Le généticien estime néanmoins que «la Suisse, et notamment l’Arc lémanique, sont l’un des meilleurs endroits du monde pour mener une telle expérience, car notre système de santé n’est ni trop libéral, ni trop socialisé». Le SPHN offre à cet égard «une chance unique et des perspectives d’avenir», conclut Peter Meier-Abt.