Pour ce chirurgien, qui est aussi guide de montagne et ancien président du Groupe d’intervention médicale en montagne (Grimm), la médecine en Antarctique est d’autant plus passionnante qu’elle se passe dans des conditions extrêmes, mais surtout parce que tout rapatriement d’urgence est quasi illusoire.
Le médecin, sous pression car seul, doit donc réfléchir et agir avec les moyens du bord, parfois en faisant appel par télémédecine à des collègues spécialistes en Valais. Depuis cinq ans, Jacques Richon a en effet développé un système reconnu d’aide médicale à distance, qu’il va à nouveau tester durant la fin de cette saison d’expédition sur le Continent blanc. Explications.
Après douze ans comme médecin de la Princess Elizabeth Antarctica (PEA), la nouveauté cette année est que vous allez pouvoir installer une «salle d’opération»…
Jacques Richon – Cette année, quelques fonds ont pu être débloqués pour équiper le petit dispensaire sur place en ce qui doit devenir une salle d’intervention; qu’il ne faut bien sûr de loin pas imaginer aussi aseptisée que dans un hôpital… Dans le bateau en provenance d’Afrique du Sud arrive ces jours le matériel adéquat: une table d’opération mécanique (et non électrique, pour qu’elle ne tombe pas en panne) d’un ancien modèle. J’ai fait descendre mon appareillage. Et j’ai aussi récupéré, de la clinique où je travaille, du matériel usagé de grosse chirurgie.
Lors de la première saison, en 2008-2009, j’étais sous tente, sans chauffage ni lit, avec mon matériel à même le sol. Puis, j’ai pu m’installer dans un baraquement en tôle, avant de disposer d’un petit dispensaire servant de cabinet médical dans cette magnifique station en bois «zéro émission», où la place est comptée. Depuis deux ans, une pièce était libre, à côté de l’entrepôt du mécanicien… La dynamique sur le plan médical n’est ainsi pas aussi rapide que concernant la construction mécanique de la base… Ceci parce que, dans ce cas, les besoins médicaux, moins on en parle, mieux on se porte…
Désormais, j’aurai donc un espace pour, si besoin, endormir un patient, le maintenir sous anesthésie, et procéder si possible à de petites ou moyennes interventions.
De quel genre?
Il faut évidemment d’abord se dire qu’on se trouve à 5000 km du premier hôpital, avec un temps d’évacuation minimal de 48h heures, pouvant aller jusqu’à trois semaines… Si j’exclus les interventions bénignes, il faut donc tout faire pour, dans un cas grave, tenir le coup jusqu’à une évacuation. Nous disposons d’un défibrillateur et d’un respirateur. Actuellement déjà, mon cabinet exigu peut aussi se transformer en bloc de réanimation où, à l’aide de seringues électriques, je peux être assez autonome. Dans le cas d’un infarctus, nous nous donnons, en Suisse, entre 30 et 60 minutes pour déboucher l’artère obstruée. Ici, ce n’est évidemment pas possible. La seule alternative, c’est la thrombolyse, soit la dissolution du caillot par voie médicamenteuse – une méthode à risque appliquée normalement dans un cadre de soins intensifs.
Enfin, les actes de chirurgie interne sont possibles, mais demeurent minimaux. Nous avons à disposition un échographe permettant de repérer une lésion ou un abcès abdominal. Ce qui permet d’ouvrir le ventre du patient pour aller drainer l’écoulement. C’est là une «chirurgie de guerre», qui peut sauver la vie, mais n’est pas définitive. Ainsi, une personne qui souffrirait d’une hémorragie interne, après avoir reçu une poutre dans le ventre au point de faire éclater son foie par exemple, va sans doute mourir.
Un exemple d’acte chirurgical souvent discuté parmi les médecins de bases polaires est l’appendicectomie: il faudrait vraiment qu’on me force la main pour la pratiquer. Mais je pense que j’y arriverais. J’ai la démarche bien en tête. C’est d’ailleurs l’une des tâches principales de tout médecin de base polaire: anticiper et visualiser chaque opération. Tous les matins, je me projette ainsi deux cas, et me demande comment j’agirais dans mon petit cabinet de l’Antarctique.
Ce nouvel espace d’intervention va-t-il donc changer votre vie de médecin urgentiste ?
Oui. Car je serai plus détendu s’il arrive quelque chose. Mais cela aussi parce que je suis chirurgien. Si le médecin de service dans la base ne l’est pas, l’intérêt serait moindre. Car toute la médecine non opératoire peut se faire par télémédecine, de la dermatologie à la psychiatrie. C’est pourquoi dans les stations qui sont aussi ouvertes durant l’hiver austral, il y a toujours au moins un chirurgien, souvent avec un autre médecin.
Cela dit, agir seul pour s’occuper d’un cas grave doit rester compliqué…
J’ai formé quelqu’un pour m’assister, me passer les instruments, m’aider pour la ventilation après l’intubation du patient, pour son monitoring. En l’occurrence, cette personne est… le cuisinier, car c’est le seul dont je sais qu’il ne tombera pas dans les pommes à la vue du sang (rires). Cela dit, un tel acte relève tout de même toujours du défi. Car avant d’intuber ou d’endormir quelqu’un dans un tel environnement, et si besoin le maintenir sous narcose durant plusieurs jours, il faut à chaque fois évaluer les équipements qui sont encore à disposition. C’est par exemple dans ce cas que la télémédecine peut s’avérer très utile.
Venons-y donc: utiliser la télémédecine depuis la base PEA est un projet que vous développez depuis cinq ans. Quel en est le bilan jusque-là?
Il est très positif. Nous avons signé un accord à trois partenaires. Le réseau duGrimm met à disposition des médecins urgentistes d’accord de venir à la PEA. L’International Polar Foundation s’engage à les y accueillir et à leur fournir une possibilité de travail. Et l’Hôpital du Valais met à disposition une ligne de communication directe et sécurisée (sorte de Skype professionnel pour les discussions urgentes, ou courriels pour celles qui le sont moins) avec le médecin cadre responsable des urgences, et qui peut, lui, aussi transférer le cas vers des spécialistes (cardiologue, neurologue, éventuellement soins intensifs ou anesthésiste). L’objectif principal de ce système est de permettre au médecin sur place de se sentir un peu moins seul. Car imaginez la pression lorsque, seul, avec autour de lui 30 personnes qui voient un des leurs aller très mal, le médecin doit prendre une décision… Heureusement, ce n’est encore jamais arrivé. Et cette année, j’aurai à mes côtés un guide polaire français qui est aussi infirmier anesthésiste. C’est une grosse chance.
Ce qui ne vous empêche pas de vous entraîner. Comment procédez-vous?
Prenons le cas d’une personne qui tombe en motoneige, subit un lourd traumatisme crânien, et devient inconsciente – c’est d’ailleurs arrivé l’an passé, dans une largement moindre mesure, alors qu’on construisait les nouveaux hangars, à dix minutes en ski-doo de la base. Chez nous, le protocole médical est très stricte: endormissement et intubation dès que possible pour protéger le cerveau. Je le ferais aussi ici en Antarctique. Puis j’appelle par vidéoconférence l’hôpital de Sion, le médecin-cadre des urgences, lui décrit le cas, le lui montre à l’aide de ma caméra mobile, lui indique ses valeurs vitales. Se pose alors une litanie de questions peut-être évidentes, mais pas si simples à traiter en fonction de l’équipement très réduit (absence de scanner, d’oxygène en suffisance, de médicaments d’anesthésie). Cette discussion se passe ainsi avec un médecin très distant, souvent spécialiste, et libre de toute pression. Dans l’éventualité où il faut intervenir chirurgicalement (dans ce cas, en effectuant des trous dans la boîte crânienne), le spécialiste en Valais pourrait m’assister visuellement à distance. Et si le médecin de la base n’est pas chirurgien, comme moi, il pourrait même être assisté par un chirurgien à distance. L’aide télémétrique d’un spécialiste, qui prend les décisions si besoin, peut ainsi devenir vraiment vitale.
Quels sont les défis pour qu’un tel système fonctionne adéquatement?
Il faut avertir tout le monde, à l’Hôpital du Valais, où la rotation des médecins est perpétuelle. Chaque année, nous organisons un colloque de présentation de nos actions, à l’aide de cas simulé. Il faut ensuite s’assurer que le système de communication fonctionne bien, avec les satellites. Dans nos simulations, nous devons ensuite nous assurer de la disponibilité des médecins en Valais. C’est pour cette raison que nous faisons des exercices aussi directement à partir de l’Antarctique, et pas simplement à partir d’une pièce ou d’un bâtiment voisin à Sion (ce qu’on a aussi fait): l’impact sur la mobilisation de nos collègues serait moindre. Dès qu’on dit qu’on est vraiment en Antarctique, ils s’activent!
Revenons à la réalité: quel est le cas le plus difficile que vous ayez eu à traiter jusque-là?
Celui d’un ouvrier du chantier qui avait un corps étranger dans l’œil. Je ne suis pas ophtalmologue, mais tous les médecins assistants ont eu à traiter un tel cas. Anesthésier l’œil est facile. Puis j’ai commencé à gratouiller la surface de l’œil, mais le problème datait de plusieurs jours. J’ai demandé à un scientifique de me tenir le patient, mais en voyant ce que je faisais, il s’est évanoui (d’où mon recours, désormais, à notre cuisinier!). J’ai gratté, gratté, mais je me suis dit que j’allais crever cet œil. Le patient – un dur – m’a demandé de continuer. Je l’ai mis sous antibiotique, dans sa tente. Mais j’allais le voir toutes les deux heures, j’en faisais des cauchemars. Alors qu’en Europe, ce genre de cas se règle en cinq minutes à l’aide des appareils appropriés chez l’ophtalmologue. Puis je me suis demandé s’il fallait affréter un avion vers Cape Town, juste pour ce patient, mais avec un coût d’au moins 200’000 francs… Finalement, le cas ne s’est pas avéré grave.
Or il pose une bonne question: quand et comment mettez-vous en balance la nécessité de rapatrier un patient par rapport aux coûts induits?
Tout d’abord: les participants à ce genre d’expéditions – sans évidemment qu’on leur dise que la vie vaut moins ici que chez eux – signent un accord selon lequel ils se disent conscients qu’il n’y a pas, en Antarctique, les mêmes possibilités médico-techniques qu’en Europe ou qu’en Afrique du Sud. Cela posé, il n’y a pas de critère précis, et c’est donc vrai que, dans les situations intermédiaires, c’est du cas par cas, au gré de l’estimation médicale du danger.
L’Antarctique n’étant pas un pays, et ayant ses règles juridiques propres, votre responsabilité est-elle engagée en cas de problème médical grave chez l’un de vos patients suite à votre intervention?
C’est une question épineuse, car demeurant parfois encore ouverte. En ce qui me concerne, en tant que médecin indépendant, mon assurance responsabilité-civile (RC) me couvre complètement, aussi en cas de souci en Antarctique. Mais ce n’est pas le cas pour certains médecins envoyés sur le Continent blanc, qui sont au bénéfice de la RC de leur employeur (leur hôpital), qui ne couvre souvent pas leurs activités hors de leur pays. Il existe des possibilités de recourir à des assurances particulières pour le temps de la saison polaire, mais elles sont exorbitantes, souvent plusieurs dizaines de milliers de dollars. Est-ce au médecin de payer? A son employeur? La question n’est pas résolue. Nous avons par contre le projet dans le futur, concernant la base PEA, de ne prendre que des médecins entièrement assurés.
Mais vous avez indiqué que les participants signaient une décharge du médecin en cas de problème médical.
Oui mais, parce que je ne suis pas juriste, je ne suis pas sûr à 100% que cela n’empêche pas, malgré tout, des actions juridiques en cas de problème.
Il se peut donc encore que le suivi médical en Antarctique soit basé sur une confiance totale et réciproque avec les autres participants de l’expédition?
Oui. Il se peut que cela soit discuté avant de partir, mais simplement oralement.
Peut-on dire que cela fait partie de l’aventure?
Non, je ne trouve pas. On pourrait le dire, mais ce n’est pas un bon argument. Ce serait comme de ne prendre aucun moyen de communication avant de partir en haute montagne: aujourd’hui, cela n’est plus justifiable. Il n’y a donc plus aucune excuse de ne pas prévoir ce qui peut l’être. Imaginez qu’il arrive quelque chose de grave à Al Gore, l’ancien vice-président américain qui, la semaine passée, devait faire une visite éclair à la base PEA dans le cadre de la présentation du projet de future base Andromeda. Il y a fort à parier que les autorités américaines viendraient faire une enquête – encore que: l’Antarctique n’étant pas un pays, il faudrait évaluer cette éventualité… Ce qui est sûr, c’est que sans assurance RC, il me serait impossible de continuer mes activités de médecin.
Tenant compte de toute ces contraintes et ces exigences, qu’est-ce qui vous a convaincu de vous lancer dans cette expérience?
C’est lors d’une course de montagne avec le concepteur de la station PEA Alain Hubert que celui-ci m’a proposé de devenir le médecin de son projet. Je n’ai pas hésité longtemps. Je ne connaissais absolument pas l’Antarctique, mais j’ai vite été fasciné! J’ai eu la chance d’être médecin sur le chantier de construction de la base, une situation durant laquelle il fallait être prêt à tout. Par chance, rien de grave n’est arrivé. Puis j’ai dû faire avec les moyens du bord. Je suis donc heureux que cette année l’on puisse améliorer les infrastructures médicales. A l’avenir, un projet qui me tient encore à cœur si je reviens – j’ai 69 ans – serait de créer un vrai réseau de collaboration des médecins des différentes bases antarctiques. J’ai brièvement tenté de le faire, mais sans succès jusque-là. Avec les infrastructures aéroportées en Antarctique qui s’améliorent (avec l’ouverture plus fréquente d’une nouvelle piste à 30km de la station PEA), je vais être plus proactif dans ce domaine.