Le 15 janvier 2020 a été inaugurée en Antarctique la nouvelle base brésilienne, qui ressemble davantage à un hôtel chic posé le long d’un fjord qu’à une station de recherches. Ce projet est loin d’être isolé: la semaine qui précède a marqué la présentation du projet international Andromeda, qui ambitionne de construire d’ici 2026 deux édifices ovoïdes sur un éperon rocheux en plein milieu de la calotte polaire. Enfin, l’immense station américaine McMurdo subira elle aussi un lifting important d’ici 2026.
Pourquoi c’est intéressant. Ces trois projets parmi d’autres soulignent à quel point l’aspect architectural prend une place désormais prépondérante dans la construction de nouvelles infrastructures sur le Continent blanc. Au delà de l’intérêt fonctionnel, toujours nécessaire dans ces environnements extrêmes, il en va aussi de considérations esthétiques, de réduction de consommation d’énergie et de confort. Il y a des enjeux de visibilité et de prestige dans cet endroit du monde qui, bien que protégé, suscite de plus en plus les convoitises.
Les premières stations de recherche. Construits avant tout de bois, et au bénéfice d’une isolation sommaire, les premiers refuges des pionniers de l’exploration de l’Antarctique, comme celui d’Ernest Shackleton (voir images ci-dessous), n’avaient pour autre objectif que de les protéger du froid, et de leur permettre de se reposer et s’alimenter avant de repartir pour leurs expéditions.
Au milieu du XXe siècle, les bases, constituées de baraquements de moins en moins sommaires, ressemblaient à de petits villages, comme pour la station ukrainienne de Vernadsky, ou surtout l’américaine McMurdo, qui compte même une chapelle, un bar, un aéroport, un port, un ancien réacteur nucléaire (démantelé en 1979), et peut abriter un millier de personnes.
Au fil des décennies, la construction des stations s’est modernisée au gré des améliorations et des visions successives des ingénieurs, exclusivement. Désormais, les architectes tiennent un rôle de plus en plus important.
Les raisons de ce changement. Hugh Broughton, du bureau britannique du même nom, qui a dessiné la nouvelle station Halley VI, le résume bien dans le New York Times:
«Auparavant, les bases n’avaient qu’un but: s’isoler des conditions météorologiques. On disait aux ingénieurs: ‘Voici le temps qu’il faut, voici la vitesse des vents, voici les contraintes’. Aujourd’hui, les projets utilisent l’architecture aussi comme moyen pour améliorer le bien-être intérieur et l’efficience opérationnelle.»
Emerson Vidigal, collaborateur du bureau brésilien Estudio 41 et l’un des architectes de la nouvelle base de son pays, répondant à l’agence AP:
«Nous avons mené une large étude concernant les conditions météo, les vents depuis 15 ans, et nous avons remarqué à quel point l’esthétique des bâtiments en Antarctique pouvait répondre à ces contraintes climatiques.»
Interrogé par Heidi.news, Philippe Samyn, célèbre architecte belge, qui a déjà a son actif la construction de la station Princess Elizabeth (PEA) en 2008, semblant sortie de Star Wars, et qui a dessiné les plans du projet Andromeda, lancé par l’International Polar Foundation (IPF), ajoute:
«L’aspect esthétique est un élément important, mais pas primordial. Ce qui compte avant tout, c’est le soin des détails, qui deviennent des éléments majeurs lorsqu’on se trouve dans des environnements extrêmes. Si par exemple une porte est mal placée, elle gèle, c’est ennuyeux. Dans l’oeil de l’architecte, chaque détail doit avant tout servir l’efficience et la simplicité d’utilisation de l’endroit.»
Cela dit, au final, l’esthétisme rejoint la science et la technologie, selon l’architecte belge:
«C’est comme lorsque l’on est face à une équation mathématique et qu’on dit qu’elle est ‘belle’: c’est ce moment où s’établit une relation très intime entre la beauté des choses et la dimension intellectuelle.»
Les critères climatiques imposés. Ils deviennent autant de leviers de réflexion pour les architectes.
- les conditions météo, dont le vent. Pour éviter des accumulations de neige trop importantes, la plupart des nouvelles stations sont construites sur des piliers. La plus emblématiques est peut-être la station PEA, érigée sur des pilotis en acier «plantés» dans le granit.
A la station allemande Neumayer III aussi, on a utilisé des piliers pour éviter des accumulations de neige à cause du vent | DR - l’isolation thermique. A nouveau, PEA est souvent citée comme modèle pour ses parois isolantes de 50 cm d’épaisseur, conçues à l’aide d’une entreprise suisse, Swisspor, à Steinhausen: des panneaux isolants en polystyrène Sagex avant-gardistes, dont l’efficacité peut être augmentée de 25% par l’adjonction d’une poudre de graphite lors de leur fabrication. Ainsi, presqu’aucun chauffage spécifique n’est nécessaire: pour maintenir l’habitacle à température agréable, la chaleur dégagée par les humains qui l’habitent et les équipements électroniques font largement l’affaire.
Les murs de la station PEA font 50 cm d’épaisseur, et sont parfaitement isolants | IPF Pour obtenir le même effet, la nouvelle station brésilienne, où la température peut descendre à -50 °C, sera équipée de deux murs de polyuréthane de respectivement 20 cm (à l’intérieur) et 5 cm (vers l’extérieur), séparés par une lame d’air de 58 cm.Philippe Samyn explique par ailleurs «travailler sur des doubles vitrages révolutionnaires: deux feuilles de verre séparée par un vide de 0.15 mm, qui équivaut à une isolation en fibres de laine de 20 cm.»
- les besoins en énergie. La question de l’approvisionnement en électricité est évidemment cruciale en Antarctique. A nouveau, PEA est la première et la seule à fonctionner entièrement avec des énergies renouvelables (vent, solaire), régies par une smart grid (qui attribue l’électricité aux équipements en fonction des besoin). Philippe Samyn: «Nous avons aussi conçu l’orientation du toit du futur projet Andromeda en fonction de la trajectoire du Soleil.»
Le projet international Andromeda, lancé par l’International Polar Foundation | IPF - l’efficience énergétique, et la forme. A McMurdo, les architectes américains, dans le cadre du projet de rénovation AIMS soutenu par la National Science Foundation, prévoient de réduire le nombre de bâtiments d’une centaine actuellement, souvent très mal isolé (certains dortoirs n’ayant plus de vitre aux fenêtres…) à six seulement.Dans le cadre du projet Andromeda, Philippe Samyn explique aussi pourquoi les bâtiments qu’il a dessinés sont ovoïdaux:
- les conditions météo, dont le vent. Pour éviter des accumulations de neige trop importantes, la plupart des nouvelles stations sont construites sur des piliers. La plus emblématiques est peut-être la station PEA, érigée sur des pilotis en acier «plantés» dans le granit.
«La compacité est liée à l’efficience énergétique. Les objets qui présentent le meilleur rapport entre leur surface et leur volume sont la sphère et le cylindre. Une telle structure minimise aussi les arrêtes vives du bâtiment, et donc les problèmes de sollicitation dynamique [par le vent]. Certes cela augmente un peu les questions de stabilité au sol. D’où le compromis appliqué sur Andromeda», avec à nouveau des piliers dans le sol. Avant d’ajouter:
Les bâtiment ovoïdaux de la future station Andromeda | IPF «La taille finale peut encore varier, mais nous avons trouvé une morphologie qui permet de s’adapter en fonction des besoins: le bâtiment pourrait encore s’allonger, ou rappetisser, mais son fonctionnement global ne changerait pas.»
- la distance de tout autre continent. Si l’esthétique des nouveaux bâtiment est désormais incontournable en Antarctique, ceux-ci, en cas de souci matériel, restent éloignés de tout. «Il faut donc aussi viser la simplicité dans la construction, dit Philippe Samyn. Sur Andromeda par exemple, nous limitons le nombre de composants. Il n’y a par exemple qu’un seul type de vitre.»
- la durabilité. L’une des contraintes principales en Antarctique est de minimiser l’impact lors de la construction, voire de l’élimination de l’installation. «Le caractère démontable ou recyclable de l’ensemble prend une immense importance aujourd’hui», dit Philippe Samyn, qui pousse le détail très loin: «Pour les panneaux de la future carapace d’Andromeda notamment, nous souhaitons utiliser de l’aluminium recyclé. Je sors justement d’une réunion chez Carlsberg, pour leur demander de renoncer à toute peinture sur leur canette de bière, car cette peinture rend le recyclage de l’alu plus complexe.»Autre exemple emblématique: en 2013, la base indienne Bharati – pensée par le bureau d’architectes allemands Bof Architekten – a été construite à partir notamment de 134 conteneurs qui ont servi à apporter le matériel sur le Continent blanc, au lieu de les renvoyer vides vers l’Afrique du Sud.
La station indienne Bharati, composée notamment des containers qui ont servi à acheminer le matériel pour la construire | DR - la qualité de vie à l’intérieur. La nouvelle base brésilienne, qui aura coûté quelque 100 millions de dollars, est deux fois plus importante que celle qui a brûlé en 2012, et pourra, sur 4500 m<sup>2</sup>, abriter 64 personnes, avec laboratoires, chambres et cantine agréable. «En tant qu’architecte, nous sommes aussi soucieux du bien-être intérieur», justifie simplement Emerson Vidigal à l’agence AP.
L’intérieur de la station brésilienne | DR Andromeda et ses 3500 m<sup>2</sup> de surface habitable sur trois étages offrira pour sa part de très larges espaces, notamment deux patios intérieurs éclairés avec des LED reproduisant presque la lumière du jour. «Ce sera surtout important en saison, lorsqu’il fait nuit en permanence à l’extérieur», dit Philippe Samyn.
Patio intérieur d’Andromeda (dessin d’artiste) | IPF La nouvelle station mobile de Halley VI, dessinée par l’architecte suisse Gianluca Rendina du bureau Broughton, aura beaucoup de fenêtres sur le toit. «Le produit final est une station où la lumière et l’espace embrassent les activités humaines, ce qui – croyez-le ou non – est un impératif pour un édifice en Antarctique, alors qu’auparavant, la science et la survie y constituaient les impératifs principaux», expliquait Hugh Broughton en 2017 au Financial Times.
Intérieur de la station britannique Halley VI | HBroughton Architects, James Morris A McMurdo aussi, le projet inclut des espaces de vie plus vastes, voire un centre de fitness…
Projet du bâtiment principal à McMurdo | NSF
Pourquoi des volumes d’habitation plus grands. Outre la recherche scientifique, les initiateurs de nouvelles stations en Antarctique imaginent pour elles d’autres fonctions:
- Servir de lieux d’enseignement. L’un des objectifs d’Andromeda est d’héberger la première «université de l’Antarctique», avec donc cours et périodes d’enseignements.
Projet d’auditoire dans la station de McMurdo (vue d’artiste) | NSF - Etre utilisées comme centre de conférences, ou de workshops
- Accueillir davantage de touristes
Le business de l’Antarctique. Mikaa Merhed est professeur de géopolitique des pôles Arctique et Antarctique à l’Institut Libre d’Étude des Relations Internationales (ILERI) à Paris:
«L’idée de développer un business autour des conférences en Antarctique est réelle. Concernant l’impact écologique: les visiteurs qui viennent en Antarctique (prestigieux ou non) en deviennent souvent les meilleurs ambassadeurs lorsque l’on évoque la protection du continent, contre des actions intrusives pour diverses raisons (prospection minière par exemple). Ce type d’actions est interdite par le Protocole de Madrid et le Traité sur l’Antarctique. Mais si un pays venait à le faire tout de même, il n’y aurait pas de moyen de répression.
Augmenter le nombre d’ «ambassadeurs» de l’Antarctique permet ainsi d’avoir un pouvoir de dissuasion contre toute envie au caractère délétère en Antarctique, par la pression publique qui serait exercée en cas d’action réelle. Au final, dans la balance, le coût environnemental de faire venir ces gens est moindre que le rayonnement qu’ils offrent comme porteurs de message.»
Les coûts. Au final, ces attributs architecturaux particuliers se traduisent par des coûts plus importants. La station brésilienne aura coûté 100 millions de dollars, et il se dit dans la presse spécialisée que l’Etat brésilien n’aura pas les moyen de la faire fonctionner correctement, faute de fonds suffisant. Le projet Andromeda, lui, est estimé à 74 millions d’euros (dont une quarantaine pour la seule construction). Pour McMurdo, on parle de 410 millions de dollars!
Selon Phlilippe Samyn, la question se pose effectivement pour tous les projets. Mais au XXIe siècle, l’unité de calcul ne devrait plus être monétaire, mais le Joule. Autrement dit: à quel point la future station pourra-t-elle permettre d’économiser au maximum la consommation d’énergie?
«Il faut regarder non seulement l’investissement initial, mais aussi les coûts de maintenance. Une bonne compacité, une grande efficience énergétique, c’est aussi une réduction de coûts à long terme.»
Le contexte de l’Antarctique. Aujourd’hui, «les stations antarctiques sont devenues l’équivalent d’ambassades sur la glace», résume Anne-Marie Brady, rédactrice en chef du Polar Journal, répondant à la BBC. Elles montrent l’intérêt d’une nation pour l’Antarctique, et porte un statut symbolique.» Bien que le Continent blanc soit réservé à la recherche scientifique uniquement, et soit protégé par un Traité, il abrite d’énormes ressources (minérales, énergies fossiles, eau sous forme d’iceberg, etc.). Chaque acteur veut montrer qu’il est bel et bien présent, pour être aux premières loges si le statut de l’Antarctique venait à changer. Comme le conclut la BBC, «ériger un bâtiment emblématique sur la glace s’apparente bel et bien à l’installation du drapeau que plantaient jadis les premiers explorateurs.»
Le bureau Hughes Broughton planche aussi sur le future station espagnole (dessin d’artiste) | DR