A Washington, des experts ont débattu de la place et du rôle qu’il sera convenable d’accorder aux machines devenues de plus en plus intelligentes
D’ici à 2020, les machines intelligentes (semi-) autonomes se seront entièrement fondues dans nos sociétés, selon Bart Selman, professeur d’informatique à l’Université américaine Cornell. Lesquelles? Les voitures et camions autoguidés, les drones de surveillance, les systèmes industriels intelligents, les robots ménagers à vraiment tout faire. «Ces machines vont prendre les décisions à la place des humains. Nous travaillerons et vivrons en symbiose avec elles, leur ferons confiance», a-t-il résumé ce weekend à Washington, lors de la conférence scientifique AAAS.
Bart Selman n’est pas seul à penser ainsi. En 2015, il a lancé une lettre ouverte enjoignant aux humains de réfléchir à la possibilité qu’ils soient en train de mettre au point des agents dotés d’une intelligence artificielle (IA) telle qu’elle leur permette de dépasser leurs créateurs, voire de les asservir, après les avoir privés de leurs jobs. Cette pétition a été paraphée depuis par 10 000 signataires, dont certains célèbres, comme l’astrophysicien Stephen Hawking ou l’entrepreneur Elon Musk. A la suite de quoi ce dernier a promis des millions à diverses institutions pour s’assurer que «les systèmes d’IA demeurent bénéfiques aux humains».
Cinq ans qui ont tout changé
«Jusqu’à 2011, ce domaine était purement académique, a rappelé Bart Selman. Mais depuis, divers secteurs s’en sont emparés.» Pour preuve, les investissements faramineux consentis, surtout par les sociétés du numérique (Google et Facebook en tête): «En 2015, davantage d’argent – plusieurs milliards – a été alloué à la recherche en IA que durant les cinquantes années précédentes!» «Les milieux militaires ont proposé d’y ajouter 19 milliards de dollars», a complété Wendell Wallach, éthicien à l’Université de Yale.
L’on assisterait à un changement de paradigme: «Auparavant, on programmait des logiciels dans leurs moindres lignes de code, a dit Bart Selman. Aujourd’hui, les agents intelligents synthétisent des comportements sur la base de montagnes de données. Les objectifs qu’on leur attribue sont de plus haut niveau, et ils les remplissent avec des stratégies qui seront peut-être différentes de ce que l’on aurait prédit. Ces machines resteront-elles dès lors compréhensibles pour l’homme?»
L’informaticien voit maintes raisons à cet essor. La première est la capacité de ces agents artificiels à interagir avec l’homme au niveau des perceptions: «Dans les cinq dernières années, les ingénieurs les ont dotés de capacités visuelles et auditives; la première voiture autoguidée n’avait pas de caméra, c’est le cas maintenant. Cela change leur manière d’interagir avec notre monde. Par exemple, les systèmes de Facebook reconnaissent les visages mieux que quiconque. J’ai longtemps pensé ce problème insoluble, il est désormais résolvable à 90%.» Surtout, «c’est la capacité de ces machines à combiner raisonnement et apprentissage qui fait une immense différence», a-t-il dit, en rappelant la victoire récente d’un ordinateur de l’équipe DeepMind de Google contre un champion du jeu de go, qu’on croyait être le dernier bastion de l’intelligence humaine. Avant d’admettre: «Inculquer à ces machines ce qu’on appelle le «bon sens» reste un défi. Mais d’ici à quinze ans, il sera relevé.»
Jobs perdus dans les services
A Washington, les scientifiques ont débattu de la capacité de tous ces agents artificiels à remplacer l’homme dans moult secteurs économiques. Selon une étude de l’Université d’Oxford de 2013, 47% des professions du secteur des services pourront ainsi être exercées par des robots d’ici à 2035. D’aucuns y voient néanmoins des aspects bénéfiques.
Concernant la circulation routière par exemple: grâce à un parc automobile fait uniquement d’engins automatisés, les accidents pourraient diminuer de 90%, a lancé Moshe Vardi, professeur à l’Université américaine Rice. Revers de la médaille: «Aux Etats-Unis, 10% des jobs impliquent un véhicule! Ces postes vont disparaître.» Comme lors de la révolution industrielle, ces pertes dans un secteur ne seront-elles pas remplacées par la création d’emplois dans d’autres, est-il rétorqué? «En partie peut-être, répond Bart Selman. Mais si jadis la révolution industrielle a déplacé les emplois des secteurs manuels vers l’administratif, là, on parle d’agents aptes à nous remplacer sur le plan intellectuel. C’est une autre dimension!»
Plus de temps pour les loisirs
Pour Moshe Vardi, même si le taux de chômage tend à stagner, cela ne signifie pas que le phénomène n’a pas lieu, sournoisement: «On peut regarder les chiffres absolus du chômage. On peut aussi en observer d’autres. Par exemple ceux du pourcentage de la population active professionnellement. Après l’arrivée des femmes sur le marché du travail dès 1960, il a été à son sommet, 80%, en 1980. Depuis, ce taux ne cesse de baisser, se situant à 60%. Que ferons-nous quand il sera à 25%?» «Les hommes auront plus de temps pour leurs loisirs, pour des activités culturelles», s’est réjoui un journaliste. «Est-on sûr que ces humains vont s’adonner aux arts? Et pas plutôt regarder davantage de reality-shows à la télévision?» lui a rétorqué le scientifique.
Avant de disserter sur le sens de l’existence: «Depuis 10 000 ans, l’homme doit travailler pour survivre. Bon ou pas, cet état de fait définissait le quotidien de la plupart des gens. La question plus philosophique est donc celle d’une «bonne vie» sans travail…»
Pour l’éthicien Wendell Wallach, il est indubitable que les robots remplaceront les travailleurs dans des tâches ingrates et inhumaines: «Il y a 350 millions d’employés dans le monde qui portent des caisses dans les usines. Les robots peuvent le faire. Mais cela impliquerait la perte de 350 millions de postes. Le problème n’est donc pas de savoir à quel point l’automatisation des systèmes industriels va augmenter la productivité. Il est plutôt d’ordre politique, et concerne la redistribution équitable des ressources qui doit permettre à tous les humains de pouvoir faire vivre leur famille.»
Trois propositions
Et quid de l’avantage de suppléer les soldats par des robots sur le champ de bataille? «L’autonomie qui leur est allouée menace le principe fondamental disant qu’il doit exister un agent, fût-il humain ou moral [tel un Etat ou une société], qui soit responsable de tout nouveau dommage généré par ces agents artificiels, avise Wendell Wallach. Veut-on vraiment aller sur cette voie de la dilution de la responsabilité?» Et l’éthicien de faire trois propositions pour encadrer le domaine en plein essor de l’IA.
Premièrement, imposer de réserver 10% des recherches idoines vers l’étude et l’adaptation aux impacts sociétaux induits par l’arrivée des machines intelligentes. Deuxièmement, créer un organe de gouvernance proposant des principes émargeant des lois pour reconnaître les risques et les dangers. Et enfin, demander au président américain de décréter que, selon les lois américaines, les robots armés autonomes violent les lois humanitaires internationales existantes. «Nous sommes en campagne présidentielle, et ce thème n’apparaît nulle part», a regretté Moshe Vardi.