Fabiola Gianotti, 55 ans, est la nouvelle directrice du CERN depuis janvier. Son ambition: profiter des merveilles qu’offrira peut-être encore l’accélérateur LHC, et voir déjà plus loin, les nouvelles machines qui feront la physique de demain
Figurer parmi les 100 personnes les plus importantes en 2012 selon le magazine Time? Ou parmi la poignée de scientifiques les plus influents au monde? Recevoir avec six collègues, en 2013, un prix de 3 millions de dollars au nom du CERN, qu’elle dirige depuis janvier 2016? Fabiola Gianotti, 55 ans, accepte d’être «starifiée», même si elle «n’apprécie pas trop» ce terme. Et de rappeler que, si le public aime identifier des personnages d’un domaine, ce sont des milliers de physiciens qui font l’histoire de l’Organisation européenne de recherche nucléaire, à Genève. Adepte de jogging et pianiste chevronnée, la physicienne milanaise est aussi une rassembleuse à la personnalité et au charisme forts.
«Je crois!»: c’est ce que vous avez répondu à une journaliste italienne qui vous demandait si vous croyiez en Dieu. Pour vous qui cherchez aussi à comprendre le fonctionnement de l’Univers, comment concilier science et religion?
Je n’aime pas les questions personnelles. La religion et la science ne sont pas en compétition ni ne s’excluent, mais progressent sur des chemins parallèles. La religion, comme la philosophie, s’intéresse au «pourquoi». La science étudie les phénomènes naturels et tente d’expliquer le «comment».
Quelles sont les grandes questions de la physique, vues du CERN? Qu’espère-t-on encore trouver avec l’accélérateur LHC, dont la puissance a été doublée?
Ces questions concernent par exemple la structure et l’évolution de l’Univers. Un seul chiffre traduit notre ignorance: 95% de l’Univers est dit «sombre», la matière que nous connaissons (planètes, étoiles, tout ce que nous voyons) n’équivaut qu’à 5%. De cela, 25% sont faits de «matière sombre», dont la nature est inconnue. Et le reste d’«énergie sombre», encore plus mystérieuse. Sur la matière sombre, le LHC a son mot à dire, car il a un grand potentiel pour découvrir des particules massives interagissant faiblement (dites Wimps), qui sont de bonnes candidates pour composer cette matière sombre. Autre exemple: on pense que la matière et l’antimatière existaient en quantité équivalente après le Big Bang, mais la seconde est aujourd’hui quasiment inexistante. Où se trouve-telle? Qu’est-il arrivé? On l’ignore.
Et la supersymétrie, une théorie dont on parle beaucoup, qui dit que chaque particule connue possède une particule miroir, plus lourde? Peut-elle aussi expliquer la nature de la «matière sombre»?
Plus qu’une question, la supersymétrie est une réponse aux questions précédentes. C’est est une belle théorie. Pas seulement pour des raisons esthétiques – ses équations sont «élégantes», je trouve. Mais aussi parce qu’elle permettrait de résoudre nombre de problèmes. Or, peut-être la nature voit-elle les choses autrement… Nous exploiterons le LHC pour rechercher des particules supersymétriques, et celles d’autres théories, mais aussi pour tenter de voir ce que la nature a à nous dire.
Fin 2015, des premiers signes, observés dans deux détecteurs, ont indiqué l’existence possible d’une particule inédite et très lourde, six fois plus que le fameux boson de Higgs. Etes-vous déjà sur une piste?
Ce que l’on a observé n’est pas conclusif. Il faut attendre les données qui seront acquises cette année pour voir s’il s’agit d’une nouvelle particule, ou de simples fluctuations sans signification. J’ai déjà vu maintes fois dans ma vie des situations similaires, où les espoirs ont été déçus.
Le LHC a été construit pour découvrir le boson de Higgs, la particule qui donne sa masse à toutes les autres; ce que l’instrument a fait. La tâche était alors ciblée. Désormais, vous cherchez sans savoir quoi chercher: une quête empirique plus ardue?
Cette démarche n’est pas nouvelle. Lorsque nous avons lancé le LHC, en 2009, nous ne cherchions pas que le Higgs, mais étions déjà ouverts à tout, sans savoir à quelles questions nous allions pouvoir répondre en premier. Et l’on a trouvé le Higgs, la clé de voûte de la théorie qui décrit bien les particules élémentaires (le Modèle Standard), plus rapidement que ce que je croyais. La découverte de particules inédites permettrait de récrire totalement les tables de la physique. L’enjeu est passionnant.
Cette démarche est-elle plus compliquée à expliquer au public?
Mais c’est cela, la recherche! Si l’on savait à l’avance ce que l’on allait trouver, ce n’en serait plus. La recherche sert à fouler des territoires vierges, en gardant en tête des questions qui nous guident et motivent les investissements, certaines étant évidentes et d’autres encore inconnues. Combien de découvertes cruciales pour l’humanité ont été faites avec le simple courage de se lancer? Et il est aussi important que le LHC permette de comprendre quelles sont les bonnes questions de physique à se poser pour la suite.
Justement, alors que le LHC et ses 27 km de circonférence n’a que sept ans, on parle déjà d’un accélérateur géant de 100 km. Est-ce bien raisonnable?
Oui. Le LHC a été imaginé dans les années 1980, et n’a commencé à opérer qu’en 2009. Il faut 25 à 30 ans pour faire aboutir une idée si ambitieuse. C’est encore plus vrai pour le futur. Il n’est donc pas trop tôt pour commencer à réfléchir aux motivations scientifiques pour de nouveaux projets, tout en poussant le développement de technologies en matière d’accélérateur.
On a l’impression d’une course vers le gigantisme des instruments scientifiques. Est-elle incontournable? Les technologies inédites ne permettront-elles pas d’envisager des machines plus petites?
Oui. Nous avançons dans plusieurs directions de recherche. Comme celle des aimants supraconducteurs permettant de fournir un plus haut champ magnétique, qui servent à courber la trajectoire des particules; les accélérateurs deviennent d’autant plus petits que ces aimants sont puissants. Nous travaillons aussi sur de nouvelles technologies d’accélérations. Le projet Awake, basé sur la physique des plasmas, vise à accélérer les particules à une vitesse faramineuse sur des distances très courtes. Tout cela nous permettra de construire un nouvel instrument de taille et d’un prix raisonnables.
Un acteur volontariste se profile, la Chine, qui veut construire son propre accélérateur géant. Le centre névralgique de la physique des particules risque-t-il de glisser de Genève vers l’Asie?
La Chine montre de l’intérêt pour notre discipline, la physique des particules. C’est positif. Nous devrons davantage collaborer avec les pays d’Asie. Je ne parlerais pas de glissement du centre de gravité. Les grandes questions en physique sont si nombreuses qu’une seule région du monde ne peut les affronter toutes en même temps: cela demanderait trop de ressources financières, humaines ou technologiques. L’idée est de se répartir les approches entre l’Europe, l’Asie et les Etats-Unis. Par exemple, ceux-ci accueilleront la majeure partie de la physique des neutrinos ces prochaines décennies. En tant que directrice, je me battrai pour que le CERN et l’Europe aient un projet ambitieux, important et motivant. Avec la Chine, tout en essayant de couvrir des aspects complémentaires, nous aurons peut-être une compétition, mais elle sera saine.
Au lieu d’être circulaire, le prochain accélérateur pourrait être en ligne droite. Et là, c’est le Japon qui a un gros projet…
Si le Japon décide d’aller de l’avant, le reste du monde essayera de l’aider. L’Europe et les Etats-Unis sont déjà assez avancés dans toutes les technologies qui constituent le «squelette» d’un tel accélérateur linéaire, et donc l’industrie européenne pourrait être fortement impliquée.
Est-il plus ardu de justifier aujourd’hui ces investissements massifs dans une science très fondamentale?
Il faut remettre le débat dans de justes proportions. Le LHC a été construit dans le cadre d’un budget constant du CERN, soit un milliard de francs par an environ. Cela équivaut au budget d’une université européenne moyenne. Ou à un cappuccino par citoyen européen par an. Ce n’est pas énorme comparé aux investissements dans d’autres secteurs. Par ailleurs, ces grands projets nous poussent à construire des technologies d’avant-garde (en cryogénie, en techniques du vide, en électronique, etc.) qui sont ensuite transférables en applications pour la société. L’exemple le plus connu est le Web, créé au CERN, et qui a permis entre autres de diffuser l’information à des milliers de gens restés à l’écart des avancées scientifiques. De même, des accélérateurs sont aujourd’hui utilisés pour traiter des cancers, avec la thérapie par les hadrons [un type de particules], différents des rayonnements habituels. Autre exemple, des panneaux solaires très performants ont pu être développés grâce à des technologies du vide issues du CERN; 300 d’entre eux couvrent l’aéroport de Genève. Mais le plus important est ailleurs: la recherche fondamentale sert à faire progresser la connaissance. Or, si l’homme a un cerveau plus développé que les animaux, c’est son devoir de l’exercer – et il en a aussi besoin. C’est ce qui a motivé les premiers hominidés ayant peuplé la Terre à explorer le monde, à aller chasser, mais aussi peindre sur les parois des cavernes. La soif de connaissances et la créativité sont les manifestations les plus importantes de notre cerveau et, avec l’art, font partie des aspirations fondamentales de l’homme. Enfin, l’histoire démontre que sans recherche fondamentale, tôt ou tard, le progrès sature. La lumière des néons n’est pas née de la seule amélioration des bougies… Il faut parfois des sauts dans la connaissance, que permet la recherche fondamentale.
La quête de nouveaux savoirs est-elle justifiable à n’importe quel prix?
Elle est justifiable à un prix que l’on peut assumer en tenant compte d’autres nécessités de l’humanité. Mais l’on observe que les pays les plus vertueux, comme la Suisse, investissent 2 à 3% de leur PIB dans la recherche; ce n’est pas hors norme. Au sein du Comité consultatif scientifique de l’ONU dont je fais partie [un organe de 26 experts de divers domaines, qui a pour tâche de conseiller le secrétaire général sur les sciences], ce sont d’ailleurs ces valeurs que nous conseillons à tous les pays de prévoir pour le soutien à la science, tant les bénéfices pour l’humanité peuvent être importants. Je suis heureuse de remarquer que l’oreille à nos recommandations n’est plus seulement polie, mais attentive. Et que les politiciens tendent de plus en plus à prendre des décisions basées sur la science, dans certains domaines du moins, comme celui du climat. Même si, c’est vrai, le cycle des politiciens, qui veulent voir vite l’impact de leurs actions, ne colle pas forcément bien au rythme de la recherche fondamentale, inscrite dans le long terme.
En Suisse, on se dirige vers des coupes dans les budgets de la recherche et de la formation…
L’idée peut séduire à court terme, pour équilibrer les budgets, mais pénalise sur la durée. Un pays qui se restreint à acheter des compétences techno-scientifiques à l’étranger sans soutenir leur développement chez lui – ce qui n’est pas encore le cas de la Suisse – se prive aussi à terme de retours économiques importants. En ce qui concerne le CERN uniquement, chaque franc suisse ou euro investi par ses deux pays hôtes, la Suisse et la France, en rapporte entre deux et six, sous différentes formes.
Une étude parue en 2015 vous donne raison puisqu’elle a chiffré à trois milliards d’euros, d’ici à 2025 et l’arrêt prévu du LHC, le bénéfice net que la machine aura généré…
Différentes études du genre ont été menées. Il faut aussi inclure d’autres aspects, liés à l’éducation: un tiers des 12500 scientifiques impliqués dans les projets du CERN sont des jeunes en formation. La moitié restera dans la recherche, l’autre moitié rejoindra les milieux industriels, financiers. Et la valeur de la formation est difficile à chiffrer. L’impact global du LHC va au-delà des seules technologies qui y sont liées.
Le public montre toujours beaucoup d’intérêt pour vos activités. Preuve en sont les journées portes ouvertes, toujours très courues. Comment l’expliquer?
La quête de la connaissance, même fondamentale, est un des désirs innés de l’homme. De plus, le public associe au CERN une idée de paix, tant nos objectifs, nos idéaux véhiculent des valeurs universelles se situant au-dessus de l’intérêt d’individus, de sociétés, de politiciens. Les gens, d’où qu’ils viennent, ont soif de ces valeurs. Cela est d’autant plus vrai dans une société matérialiste et insécuritaire. Et il est vrai que l’une de nos ambitions est de jouer le rôle de «facilitateur de paix». Comme dans le projet Sesame de synchrotron à Amman (Jordanie) qui réunit des chercheurs de tous les pays de la région, dont certains en guerre. Que ce soit clair: nous ne sommes par les Nations unies. Ce que nous pouvons faire, c’est favoriser les coopérations basées sur la science, l’éducation, le développement commun de technologies.
Vous êtes la première femme à assurer la direction générale du CERN. Est-ce une responsabilité supplémentaire, lorsque l’on sait que les femmes ne représentent que 20% des effectifs de l’organisation?
J’espère qu’occuper ce poste très visible pourra convaincre les jeunes femmes qui hésitent à se lancer dans une activité scientifique, avec l’espoir concret qu’elles auront les mêmes opportunités que les hommes. Cela dit, d’autres femmes occupent ou ont occupé des postes clés au CERN, comme à la tête de son conseil jusqu’à fin 2015, ou à la tête de la sécurité des expériences. Et il est encourageant de voir que le pourcentage que vous avez mentionné monte à 25-30% parmi les jeunes.
Allez-vous combattre la misogynie qui existe dans ce milieu?
Pour moi, le CERN est un endroit qui célèbre, encourage, supporte la diversité dans tous ses aspects: ethnie, culture, genre. Je souhaite donner les mêmes chances à tout le monde.
Et qu’est-ce qui a motivé la passionnée de philosophie que vous étiez à étudier la physique?
La curiosité. Un trait distillé par mon père, avec qui je partage l’amour pour la nature. Les grandes questions philosophiques m’intriguaient. Mais j’ai eu le sentiment que, sans même savoir exactement ce qu’était la physique, cette branche serait plus à même de me fournir des réponses.
Dans cinq ans – le temps de votre mandat –, qu’aimeriez-vous que l’on relève de votre bilan?
D’avoir fait s’épanouir encore davantage le CERN dans sa mission première: faire avancer la science fondamentale. Et aussi de disposer d’une vision plus claire de la discipline, car nous disposerons alors des résultats du LHC et d’autres instruments.
Et une découverte au tableau de chasse des particules?
Ce serait un grand cadeau. De quoi initier un chapitre nouveau de la physique.