Une nouvelle et vaste initiative de recherches venant de l’Est a été présentée lundi à l’EPFL, durant le Brain Forum. La compétition pour la compréhension du cerveau est mondiale
La scène des méga-projets de recherches sur le cerveau prend une dimension mondiale. Après surtout les Etats-Unis (avec leur Brain Initiative) et l’Europe (et son Human Brain Project, HBP) en 2013, c’est au tour de la Chine de se profiler. Lundi, les contours du China Brain Science Project ont été dévoilés à l’EPFL lors du Brain Forum, qui réunit ces jours des représentants des plus grands programmes internationaux du genre visant à effleurer l’«une des dernières frontières scientifiques»: comprendre le cerveau.
«Le projet chinois, encore en évaluation, n’a pas été officiellement annoncé par le gouvernement, mais devrait l’être d’ici à fin 2015», précise Nancy Ip. Cette professeure de neurosciences de l’Université de Hongkong a participé aux discussions initiales au sujet de ce que devrait devenir l’initiative chinoise, sur laquelle peu d’éléments ont filtré à ce jour. «Celle-ci devrait tourner autour de trois axes, confie-t-elle. Etudier les mécanismes de la neuro-circuiterie qui sous-tendent les fonctions cognitives, imaginer des outils de diagnostic et de traitement précoces des maladies mentales ou neurodégénératives, et développer les technologies intelligentes reliant cerveau et machine.»
Dans le cénacle des neuroscientifiques, il se dit que des dissensions entre les promoteurs de ces trois champs de recherches ont conduit les dirigeants chinois à ne pas (encore) faire de choix d’orientation plus serré. «Il n’est pour l’heure pas possible de dire exactement ce que sera ce projet, de déterminer qui est responsable de quoi», observe Pascal Marmier, directeur du Swissnex Shanghai, qui vient d’organiser un colloque sur ce sujet avec l’un des chercheurs chinois impliqués.
Concernant le second des trois objectifs, des informations plus fournies figurent déjà sur Internet. «Les méga-projets américain et européen offrent de nouvelles initiatives pour développer des neurotechnologies innovantes, mais les perspectives de thérapies effectives pour soigner les affections du cerveau restent incertaines», explique Mu-ming Poo dans la revue National Science Review . Cheville ouvrière du futur projet chinois, ce neuroscientifique, rentré de l’université américaine de Berkeley où il a passé dix ans, dirige l’Institut des neurosciences (ION) à Shanghai, placé sous l’égide de l’Académie des sciences chinoise. Et de rappeler qu’«autant dans les pays développés que dans ceux en développement, les statistiques des maladies neurologiques et psychiatriques deviennent alarmantes». La Chine ne fait pas exception, avec une population vieillissante en raison de la politique de l’enfant unique. Selon les statistiques avancées par Nancy Ip, «un cinquième du 1,3 milliard de Chinois souffrent ou souffriront dans leur vie d’une telle affection, avec des conséquences socio-économiques énormes». Elle et Mu-ming Poo estiment que leur projet permettra de freiner cette évolution. Ceci en s’attaquant en priorité aux maladies les plus fréquentes (autisme – 7,8 millions d’enfants concernés en Chine, selon l’OMS –, dépression, Parkinson, Alzheimer – qui touche 50% des plus de 85 ans).
Comment? «Nous misons sur les neurosciences de base pour mieux comprendre ce qui se passe au niveau fondamental», dit Nancy Ip. La recherche translationnelle sera aussi au cœur des activités: «Nous planifions de construire de grandes bases de données génétiques et des biobanques de tissus pour identifier des biomarqueurs de ces maladies, qui serviront de base pour des diagnostics et des traitements précoces», a annoncé l’an dernier Mu-ming Poo. Parmi ces thérapies précoces, les scientifiques «évalueront les mécanismes d’action des médecines traditionnelles chinoises», dit Nancy Ip.
Concernant les deux autres axes de recherches évoqués, les déclarations publiques sont moins nombreuses. Le volet «neuro-circuiterie» pourrait toutefois se baser notamment sur un autre vaste projet lancé en Chine il y a peu, baptisé Brainnetome, et qui a pour ambition d’intégrer la riche variété existante des techniques, méthodes et modèles d’étude du cerveau afin de réunir les découvertes fragmentées sur une plateforme de recherches uniforme – un peu à la manière du Human Brain Project, donc. «Nos progrès dans la compréhension des fonctions des circuits neuraux fondamentaux pourraient nous offrir la clé pour plusieurs maladies neurologiques», estime Mu-ming Poo.
Quant au troisième domaine, les interactions entre l’homme et la machine impliquant de l’intelligence artificielle (IA), c’est le plus flou. Au début mars, Li Yanhong, directeur de Baidu (le Google chinois), a proposé le développement d’un programme national d’IA, nommé… China Brain. «J’espère que la Chine se mobilisera pour développer la plus grande plateforme du genre dans le monde», a-t-il ajouté, en souhaitant l’implication financière des instances militaires; de la même manière que la Darpa, l’Agence américaine de la défense pour les projets de recherche avancée, soutient la Brain Initiative. Un lien avec le China Brain Science Project? «Je l’ignore», admet Nancy Ip, en y voyant une preuve supplémentaire de l’essor des neurosciences en Chine, «qui se trouvent en haut de l’agenda politique».
«Le pays a des projets ambitieux, en recherche de base autant que clinique, confirme Pascal Marmier. Leurs connaissances des technologies de l’information vont leur servir. Le soutien financier n’est jamais une question. Au-delà du problème de la gouvernance, qui reste un peu floue, leur volonté de mettre à plat les champs de recherches des sciences du cerveau dans le pays auront des retombées.» Dernier exemple de cette tendance, l’ouverture en 2014 à Shanghai du Center for Excellence in Brain Science, dédié aux neurosciences collaboratives, dirigé par le même Mu-ming Poo et dont les objectifs affichés sont très proches de ceux du China Brain Science Project.
Cet élan se voit soutenu par le retour au pays de moult neuroscientifiques, après des années d’exode. Mu-ming Poo en est le plus emblématique. «C’est plus excitant ici. On a besoin de moi. C’est le meilleur usage que je puisse faire de ma vie», a-t-il confié à la revue Nature. «Les infrastructures sont aujourd’hui à la hauteur», dit Nancy Ip. Pascal Marmier abonde dans le même sens.
«Les Chinois ont même été plus loin, ajoute Brian Rudkin, directeur de recherche CNRS à l’Ecole normale supérieure de Lyon, qui a organisé en juin 2014 à Shanghai le premier rendez-vous des méga-projets sur le cerveau. En 2009, après évaluation, les dirigeants de l’ION se sont réjouis de voir que leurs scientifiques étaient parvenus à publier dans les plus grandes revues. Mais ils ont aussi constaté que d’autres groupes dans le monde exploitaient leurs découvertes, dans le domaine pharmacologique notamment. Aujourd’hui, ils veillent à d’abord breveter leurs avancées, avant de les publier. Leur manière d’organiser les neurosciences chez eux aura un impact énorme.»
Car, effectivement, ailleurs, on s’organise aussi. Autant le Japon que l’Australie ou le Canada ont lancé des initiatives de recherches en neurosciences, à différents niveaux. «Nous sommes ouverts à toute collaboration, qui se ferait pour le bénéfice de l’humanité tout entière», ne cesse de rappeler Nancy Ip.