A l’EPFL, Auke Ijspeert utilise des reproductions d’animaux pour comprendre le fonctionnement de la moelle épinière
Depuis toujours, les inventeurs de tout bord tentent de construire des robots en copiant des animaux à pattes, ailes, nageoires, ou dotés d’autres artifices leur permettant de se déplacer. Et si l’on renversait le problème? s’est dit Auke Ijspeert. Est-il possible d’utiliser des robots pour mieux comprendre comment fonctionne le système locomoteur des êtres vivants? La réponse fut vite fascinante. Si bien que le chercheur mène plusieurs projets dans ce sens à l’EPF de Lausanne, au sein de son laboratoire de «biorobotique». Le professeur les a présentés le 8 décembre lors de la conférence TEDGlobal>Geneva.
«La locomotion animale est impressionnante», s’enthousiasme-t-il. Et d’expliquer ses quatre «ingrédients» principaux: les caractéristiques biomécaniques du corps d’abord, puis les réflexes sensoriels, souvent involontaires, le cerveau ensuite, qui fait office de poste de commandes volontaires, et surtout, distribués le long de la moelle épinière, des circuits neuronaux oscillants qui commandent les muscles des membres et sont nommés en anglais central pattern generators (CPG). «Or ces CPG sont découplé du cerveau et peuvent fonctionner indépendamment de ses ordres: c’est pour cette raison qu’un poulet dont on coupe la tête continue de courir», expose le roboticien. Qui ajoute une explication: «Grâce à ce contrôle distribué, c’est la moelle épinière qui est responsable de contrôler les membres, ce qui permet au cerveau de faire autre chose, comme réagir en cas de détection d’une menace. D’ailleurs, si tous les mouvements étaient gérés depuis le cortex, et pas depuis la moelle épinière, le corps ne serait pas assez rapide. Car du cerveau aux muscles, la «bande passante» pour transmettre les influx nerveux ne serait pas assez grande… La nature est bien faite.»
L’ambition est aujourd’hui de comprendre comment ces quatre éléments interagissent. «Et c’est compliqué, déclare Auke Ijspeert. Parce que l’ensemble est dynamique. Et parce qu’il est très difficile de mesurer en temps réel ce qui se passe dans la moelle épinière. On a pu le faire sur la lamproie [poisson primitif, ndlr], en isolant sa moelle en laboratoire et en la stimulant. Mais c’est quasi impossible sur d’autres animaux, encore moins l’homme.» C’est là que la biorobotique peut devenir utile.
Famille d’engins
L’équipe d’Ijspeert a généré, au fil des ans, une famille de robots de plus en plus perfectionnés. Le dernier en date, Pleurobot, est une salamandre. Pour le construire, les chercheurs ont d’abord étudié l’animal sous tous ses aspects, internes et externes. Par exemple, grâce à la ciné-radiographie, ils ont pu, en faisant marcher ou nager l’amphibien devant un flux de rayons X, enregistrer en direct les déplacements respectifs de ses os. Cela afin de modéliser ces mouvements en 3D sur ordinateur. Grâce à cela, ils ont fabriqué un réel robot pouvant les reproduire au mieux, selon 27 degrés de liberté. Après avoir aussi mesuré l’activité des muscles lorsque l’animal bougeait, ils ont doté leur engin d’un ordinateur et de l’équivalent d’une moelle épinière sous la forme d’oscillateurs simulés numériquement jouant le rôle des CPG et activant ses pattes par le biais de petits moteurs.
«L’idée est alors de reproduire mécaniquement des mouvements observés lorsque la vraie salamandre marche, rampe ou nage, et d’étudier chez le robot la manière dont s’activent les oscillateurs, notamment leurs modifications lorsque l’on passe d’un mode de locomotion à un autre.»
L’étude de la biomécanique du chat, après la construction d’un robot idoine nommé Cheetah-Cub, avait déjà fourni de précieuses indications: «Ses pattes sont légères, élastiques, et leurs os forment un pantographe [outil de dessin constitué de règles articulées entre elles, ndlr]. Ces trois propriétés assurent une locomotion robuste: si on les implémente sur un robot à pattes, cela suffit pour stabiliser sa marche même en cas de perturbations mineures du terrain, sans avoir besoin de capteurs externes. Il existe ainsi une ‘intelligence du corps’ qu’il ne faut pas sous-estimer.»
En étudiant les gestes des robots, Auke Ijspeert estime «être parfois en avance sur les recherches de neurophysiologie pure»: «On sait qu’il existe des oscillateurs neuronaux (les CPG) spécifiques pour les muscles des pattes, et que ceux-ci sont distribués dans la moelle épinière des êtres vivants. Certes, on ne sait pas encore comment ils sont couplés, ni quelle est l’influence des retours sensoriels, ni comment l’ensemble est influencé par les signaux issus du cerveau: tout cela, c’est une ‘boîte noire’. Mais les CPG demeurent assez indépendants pour que l’on puisse faire des assertions.» Auke Ijspeert s’y était osé en 2007, dans une étude publiée dans Science, réalisée avec un modèle plus basique de salamandre: «Nous avons reproduit, en programmant le robot, le passage de la nage à la marche, donc les mouvements associés. Nous avons observé que, lorsque les pattes (immobiles en immersion) s’activent pour la marche, les oscillateurs-CPG ne pouvaient qu’être lents pour bien la reproduire, au point de ralentir tout le réseau neuronal». De quoi expliquer pourquoi l’amphibien se meut plus vite dans l’eau que sur terre. Or ce n’est qu’ensuite que cette observation a été physiologiquement confirmée sur un animal par Jean-Marie Cabelguen, spécialiste du système moteur à l’Université de Bordeaux!
Important pour l’évolution
Au-delà des études fondamentales sur le système locomoteur, voire sur l’évolution au fil des millénaires – la salamandre est à ce titre emblématique dans le passage des êtres vivants de l’eau à la terre ferme –, ces recherches ont aussi des applications, pour lesquelles les chercheurs ont lancé un nouveau projet: la recherche et le sauvetage. «Lorsqu’un bâtiment sur le point de s’écrouler est inondé, ni chien ni homme n’est engagé, car c’est trop dangereux. Un robot sachant nager ou marcher peut y accéder pour observer avec sa caméra intégrée, ou apporter eau et médicaments aux survivants coincés.» L’étude de la pollution dans des régions inaccessibles constitue un autre débouché.
Au-delà des chats et des salamandres, Auke Ijspeert s’intéresse à la locomotion humaine, à l’aide cette fois d’un petit robot humanoïde nommé COMAN: «Nos mouvements, nos membres sont-ils aussi partiellement ou pas du tout contrôlés par des CPG, indépendamment du cerveau? C’est la question qui agite notre communauté.» Sur la base d’exercices imposés à COMAN, il estime que ces oscillateurs neuronaux existent aussi chez l’homme: «Nous formons l’hypothèse que leur utilité serait double: simplifier le contrôle de la vitesse de déplacement de l’individu et aider à gérer le «bruit» généré par les stimuli sensoriels.»
Ces travaux ont été présentés en mai lors d’une des conférences «phares» en robotique (IEEE), et soumis à publication. Surtout, «toutes les connaissances acquises grâce à COMAN aideront les projets qui visent à installer, chez des personnes paraplégiques, des systèmes de stimulation électrique de la moelle épinière pour les aider à remarcher». L’une de ces initiatives est menée à l’EPFL par Grégoire Courtine, avec qui va collaborer Auke Ijspeert dès 2016. Un essai clinique doit débuter aussi l’an prochain.