Faut-il découpler le temps mesuré grâce aux astres du temps déterminé par les horloges atomiques? Décision ce matin à Genève, qui pourrait faire qu’un jour nos montres indiquent minuit alors que le Soleil est au zénith
Les temps risquent de changer! Dans environ 800 ans, alors que le Soleil sera au zénith, la plus précise des montres indiquera 13h, et non plus midi. C’est la conséquence d’une décision qui pourrait tomber ce jeudi lors de l’Assemblée des radiocommunications, tenue à Genève sous l’égide de l’Union internationale des télécommunications (UIT): celle de découpler les deux échelles que sont le temps atomique international (TAI), cadencé grâce à des horloges atomiques, et le temps astronomique, déterminé par la position des astres dans le ciel. Deux temps que les Chronos des temps modernes faisaient tant bien que mal jusque-là coïncider, en glissant ici et là, de temps à autre… une «seconde intercalaire». Une petite seconde additionnelle dont la justification est aujourd’hui remise en question.
L’affaire commence au milieu du XXe siècle. Jusque-là, les métronomes du temps faisaient correspondre le jour à – rapidement résumé – la durée moyenne sur l’année entre les deux moments consécutifs où le Soleil se trouve au-dessus du méridien de Greenwich, à midi donc. Jour qui avait ensuite été formellement divisé en 24 heures, chacune d’elles contenant 60 minutes, ou 3600 secondes, ces dernières servant d’unité de référence. De quoi d’ailleurs aussi définir le fameux Greenwich Mean Time (GMT).
Puis sont apparues les horloges atomiques, dans lesquelles ce sont des atomes de Césium-133 qui battent la mesure. Lorsqu’ils sont excités, ces atomes émettent, en sautant d’un état d’excitation à un autre, une radiation sous forme ondulatoire. Une onde dont la période est caractéristique et équivaut – comme dans le cas de cercles concentriques sur l’eau – au temps qu’il faut à un sommet de vague pour atteindre la position du sommet de vague voisin. Ne restait ensuite qu’à instituer que la durée d’une seconde, telle qu’on l’avait mesurée astronomiquement durant l’année choisie de 1820, correspondait exactement à 9 192 631 770 de ces périodes de radiation atomique. Puis qu’une heure comptait 3600 de ces secondes, et enfin une journée 24 fois plus, à savoir 86 400. Le tout avec une précision de mesure de l’ordre du milliardième de millionième d’unité. Ainsi est né le TAI, déterminé par 400 horloges atomiques réparties dans 70 laboratoires. Et c’est en 1967 que le Bureau international des poids et mesures inscrit cette définition «atomique» de la seconde, immuable et invariable, comme référence dans le Système international d’unités (SI), remplaçant sa version «astronomique».
Les deux temps, astronomique et atomique, sont quasi exactement synchrones. Mais quasi seulement. Car il y a un problème, comme l’explique Daniel Gambis, astronome au Service international de la rotation terrestre (IERS), basé à l’Observatoire de Paris-Meudon: «La rotation de la Terre n’est pas constante mais varie, parce que la planète est déformable. Elle est freinée par divers facteurs: l’attraction du Soleil et de la Lune, l’effet des marées, la répartition des glaces polaires, la friction entre le manteau terrestre fluide et le noyau, ou le frottement avec l’atmosphère.» Si bien que, au fil des ans, la toupie-Terre ralentit. Dès lors, la durée du jour augmente; il gagnerait environ 2,5 millisecondes depuis 1820, selon un article publié en 2001 dans la revue Metrologia. Une multiplication permet de conclure que, aujourd’hui, chaque année dure environ une seconde de plus.
«Ce n’est pas aussi simple, reprend Daniel Gambis. Car les perturbations sur la rotation de la Terre s’avèrent irrégulières, la vitesse ne varie pas de manière constante, mais aléatoire. Elle pourrait même accélérer…» C’est donc à l’IERS qu’il appartient de repréciser régulièrement la durée du jour astronomique. Comment? «Autrefois, on le faisait en observant la position des étoiles d’une nuit à l’autre. Aujourd’hui, nous recourons à l’«interférométrie à très longue base». Il s’agit de pointer, avec plusieurs télescopes répartis sur le globe, des quasars intergalactiques, des objets célestes situés à 10 à 12 milliards d’années-lumière, et de déterminer en fonction la durée de rotation de la Terre. Cela avec une précision de 5 microsecondes.»
De manière un peu abusive, l’on pourrait résumer en disant que, petit à petit, le temps déterminé astronomiquement s’écoule le plus souvent moins vite que le temps atomique. Or, lorsque la différence entre ces deux temps dépasse 0,9 seconde, l’IERS décide, avec un préavis de six mois, de retenir ce dernier en y ajoutant la fameuse «seconde intercalaire», afin d’éviter tout décalage. C’est ainsi qu’en 1972 est né, cette fois, le temps universel coordonné (UTC), qui est basé sur le TAI mais qui tient compte du temps astronomique; il sert aujourd’hui de référence standard mondiale.
Cette opération d’addition d’une seconde au temps UTC peut être réalisée le 30 juin ou le 31 décembre, juste avant minuit. L’horloge mentionne alors 23:59:59 durant deux secondes consécutives. Depuis 1972, 24 secondes intercalaires ont été introduites, la dernière le 31 décembre 2008. La prochaine pourrait l’être le 30 juin prochain.
C’est justement ce système qui fait débat depuis une décennie, et que proposent d’abolir plusieurs pays, dont les Etats-Unis et la France. Une mesure qui aurait pour effet de découpler définitivement les temps astronomique et atomique; l’UTC, référence pour le bip sonore donné à la radio, serait alors basé uniquement sur le TAI. «Au début, cela aurait peu d’influence sur nos vies de tous les jours, dit Laurent-Guy Bernier, collaborateur au Laboratoire photonique, temps et fréquence de l’Office fédéral de métrologie METAS. Mais, ensuite, l’écart se remarquera.» Dans quelques millénaires, nos montres pourraient en effet indiquer minuit alors que le Soleil serait au plus haut du ciel…
Les arguments avancés par les abolitionnistes déclarés de la seconde intercalaire tiennent à un reproche: le caractère aléatoire avec lequel cet «instant suspendu» peut être ajouté. Aujourd’hui, nombre de systèmes informatiques contiennent des horloges dont les secondes s’égrènent au rythme atomique. Insérer ou programmer manuellement une seconde est complexe, et coûteux, justifient-ils, d’autant plus que des erreurs humaines de manipulation deviennent alors possibles. Or une seconde est une quantité de temps qui peut être importante dans certaines activités, comme la bourse, où des machines passent des dizaines d’ordres à chaque minute, ou les communications électroniques, déterminées par des algorithmes temporels très précis. La firme Google en a fait l’expérience en 2005, lors de l’insertion d’une seconde dans l’UTC, certains de ses serveurs n’étant pas parvenus à gérer la modification.
L’autre exemple souvent mentionné est celui de la navigation satellitaire. Les satellites GPS américains embarquent des horloges atomiques, desquelles dépend la détermination précise d’une position au sol. Depuis leur lancement dans les années 1980, le temps qu’elles indiquent est ainsi décalé de plusieurs secondes par rapport à l’UTC, plusieurs secondes intercalaires ayant été ajoutées. Un problème dont les récepteurs GPS au sol doivent tenir compte, sous peine de viser à côté de la cible. Or les systèmes de navigation européen (Galileo), russe (Glonass) et chinois (Beidou) fonctionnent différemment, si bien que les exceptions à l’UTC risquent de proliférer. Pas idéal dans la mesure où tous ces systèmes seront amenés à devenir interopérables… «Les Russes, en devant recalibrer les horloges de leurs satellites, ont d’ailleurs déjà eux des problèmes», dit Claude Gambis.
Bref, autant d’arguments, surtout techniques, qui plaideraient pour la suppression de cette ennuyeuse seconde intercalaire.
«Plusieurs arguments s’opposent à cette mesure, rétorque Laurent-Guy Bernier. Certains sont de nature historique: il ne serait plus possible de trouver sa position en mer grâce à un sextant, car il faut pour cela utiliser le temps des astres et celui de la montre indiquant l’heure locale (UTC).» «Les cadrans solaires deviendraient aussi caducs», abonde l’astronome français. Côté pratique ensuite: «Vu la différence entre les deux temps qui ira croissant, il faudra peut-être se balader avec une table de conversion si l’on est intéressé à connaître le temps astronomique, puisque nos montres indiqueront le temps des horloges atomiques», dit-il.
Selon lui, les problèmes évoqués par les abolitionnistes ne sont pas si déterminants, dans la mesure où les scientifiques, ingénieurs, informaticiens font avec depuis plusieurs décennies déjà. D’ailleurs, en 2008, divers instituts de recherche ont été invités à faire part d’éventuels soucis lors de la dernière insertion d’une seconde. «Très peu se sont manifestés», dit l’expert. Son équipe vient enfin de mener un sondage auprès de 450 personnes concernées par la question: «Quelque 75% sont pour un statu quo. Pour elles, découpler l’UTC du temps astronomique apporterait, à terme, plus de confusion à gérer.»
Reste enfin l’argument émotionnel, culturel, voire philosophique: voulons-nous vraiment abandonner la manière ancestrale qu’ont eue les hommes, depuis les âges immémoriaux, d’organiser leur mode de vie sur un écoulement du temps calqué sur la course du Soleil dans le ciel? clament les opposants. Parmi lesquels figure l’Angleterre, puisque Greenwich ne serait plus placé sur le nouveau méridien de base; en cas d’acceptation de la réforme, les lois anglaises devraient d’ailleurs être modifiées, car elles font aujourd’hui référence au GMT plutôt qu’à l’UTC.
«Il y a cinq ans, il y avait match nul dans ce débat, avise Damien Scherrer, de l’Office fédéral de la communication, qui a la responsabilité de voter pour la Suisse ce matin, lors de l’Assemblée des radiocommunications à Genève. Mais, depuis, la tendance va plutôt à l’abolition.» Pour preuve, ce sondage interne à l’UIT mené en 2011 auprès de ses 192 délégations. Sur les 16 qui ont répondu, 13 se sont dites en faveur.
La raison de ce basculement? «Peut-être les astronomes, qui ont longtemps tout fait pour maintenir cette corrélation entre temps astronomique et atomique», leurs ordinateurs calqués sur l’UTC servant à guider leurs télescopes sur des points précis du ciel. «Or ils se rendent compte que ce critère n’est plus aussi crucial.» «Ce qui est important, c’est que notre communauté travaille sur la même échelle de temps, quitte à faire les conversions nécessaires pour trouver la position des astres.»
Face à cette grande question devant l’éternité, «la Suisse, elle, va voter blanc», glisse Damien Scherrer, en précisant qu’un seuil de 70% des voix favorables doit être atteint pour que la mesure passe la rampe. Et signifie la fin de la seconde intercalaire. «Vu le peu d’intérêt suite au sondage interne de l’UIT, je crains que la décision soit moins le fruit de réflexions scientifiques que d’accointances politiques, ou de visées économiques voire militaires», regrette Daniel Gambis. Et de citer en exemple l’armée américaine, «qui communique souvent par signaux sur des fenêtres temporelles ouvertes sur d’infimes instants», et qui verrait donc d’un bon Å“il ce système ne pas dépendre d’une aléatoire seconde intercalaire tombant sur le sablier informatique du temps comme un cheveu sur la soupe.
Si la proposition d’abolition n’est pas acceptée, d’autres solutions existent pour contourner les difficultés. Comme d’insérer des incréments de temps plus longs, mais moins fréquemment. En 2004, les Etats-Unis avaient d’ailleurs déjà proposé de glisser une heure dans l’UTC lorsque nécessaire, tous les 600 à 800 ans environ. Une suggestion qui ne fait que repousser le problème, voire l’accentuer, et qui n’a donc pas été considérée plus en détail. Autre idée: accepter que la différence autorisée entre UTC et GMT soit plus grande que 0,9 secondes, comme actuellement.
Mais, de l’avis de nombreux observateurs, l’existence de la seconde intercalaire ne tiendrait plus qu’à un fil. Si sa suppression est acceptée ce matin, la mesure devrait entrer en vigueur en 2017. Ses défenseurs auront alors donné raison à Lénine: «Le temps n’attend pas.»