Les rétorsions occidentales consécutives à l’empoisonnement de Sergueï Skripal risquent de faire une nouvelle fois le jeu de Vladimir Poutine, et de sa rhétorique d’assiégé. C’est tout le dilemme posé par le futur président russe
Rien ne sert de construire 200 garages pour espérer voir naître à Moscou un Steve Jobs (qui a donc lancé Apple dans l’abri de sa maison californienne). Cette boutade circulant en Russie, où – dit-on – l’autodérision est usuelle, illustre la situation du parc technologique Skolkovo. Présenté comme une «Silicon Valley russe», mais surtout commandé à coups de milliards par la présidence en 2009 selon une approche descendante (top-down), ce pôle inachevé est l’opposé du célèbre vivier d’industries américaines, créées de novo (bottom-up). Il est une allégorie de la science russe, elle-même un prisme pour lire la situation actuelle du pays.
Après la débâcle des années 1990, la volonté a été de redonner son lustre à la recherche russe. Sous des impulsions autocratiques et centralisées, de gros montants ont été alloués à des projets d’envergure pour (re) créer la science. Mettre les moyens est parfois nécessaire et efficace. Mais les approches top-down, en science aussi, ont ce défaut qu’«elles obligent à des décisions de conception prématurées et permettent peu les corrections de design», comme l’a noté le Nobel de physique Richard Feynman. Dans un système teinté de réminiscences d’économie pla- nifiée, elles ouvrent parfois les por- tes à la corruption – ce dont a souf- fert le projet Skolkovo. Et elles ne suscitent pas la créativité, l’esprit d’innovation et d’entrepreneuriat, ultimes maillons dans la chaîne de conception d’un savoir techno-scientifique utile. L’un des coûts en est aujourd’hui le manque de diversification de l’économie russe – but pourtant visé –, reposant sur les matières premières. Avec pour conséquence la crise du rouble et, dans le domaine R&D, la dérobade des investisseurs étrangers.
Surtout, ces mesures avaient pour objectif de faire revenir en Russie les chercheurs émigrés, et d’attirer des cerveaux étrangers, la science russe manquant d’une masse critique. Vladimir Poutine a tenté d’assurer que, malgré les affres économiques, aucune coupe ne toucherait les budgets de R&D, et suggéré que les sanctions contre son pays pourraient justement constituer l’occasion de développer une recherche nationale forte. Que ces déclarations convainquent la jeune génération de savants reste à vérifier, tant la science de pointe est devenue internationale, collaborative et s’ancre surtout là où le contexte socio-économique est stable.