Par leur nom, les jouets de la Migros servent-ils à promouvoir positivement l’image des nanotechnologies, domaine scientifique en pleine explosion? Débat
Quel parent n’a pas cédé, en mars, à la folie des «nanos»? Ces figurines-jouet données à la Migros pour un certain montant d’achats ont enflammé les préaux d’école. Mais aussi la Fédération romande des consommateurs (FRC), qui a critiqué une stratégie marketing utilisant les enfants. Aujourd’hui, c’est le nom donné à ces bibelots en plastique qui fait grincer: «Le terme «nano» porte une notion de modernité, dit Huma Khamis, qui s’occupe de ce domaine à la FRC. Mais ce choix nous a paru très peu judicieux. Car il brouille les discussions autour des nanotechnologies.»
Pour comprendre les enjeux du débat, il faut revenir, au début des années 2000, à l’émergence ce champ de recherches: les nanotechnologies englobent les techniques permettant de manipuler les molécules dans l’idée de créer de nouveaux produits; le préfixe nano signifie «milliardième de», un nanomètre étant ainsi à un mètre ce que la hauteur d’un nain de jardin est à la distance Terre-Lune. A cette échelle, les matériaux présentent des propriétés chimiques inédites par rapport à l’état macroscopique. On trouve désormais des milliers de produits contenant des nanoparticules (cosmétiques, peintures autonettoyantes, articles de sport, habits bactéricides, etc.).
Mais avec leur avènement est apparue la crainte que ces nano-composants, s’ils venaient être ingérés ou à être dispersés dans l’environnement, aient des actions délétères sur les organismes vivants. Il a ensuite suffi d’un livre de science-fiction en 2003 (La Proie, de Michael Crichton), puis en 2004 des rapports scientifiques de deux Royal Societies britanniques pour alimenter cet émoi. Emoi qui s’est cimenté lorsque les nanoparticules ont fait leur apparition dans des produits alimentaires. Des lanceurs d’alerte et ONG, dénonçant la toxicité potentielle des nanoparticules, n’ont alors pas hésité à prédire à cette technologie le même destin polémique qu’aux organismes génétiquement modifiés (OGM). A tel point que des analystes ont considéré le préfixe nano comme «pourri»: l’utiliser dans une campagne marketing reviendrait aussitôt à «griller» celle-ci…
L’initiative de la Migros, qui commercialise une quinzaine de «nanoproduits», visait-elle à redorer le blason des nanotechs, comme l’ont imaginé des blogueurs sur Internet? A préparer le terrain pour l’arrivée d’articles contenant des nano-composants? Leur marché, estimé aujourd’hui à 150 milliards de dollars, devrait en effet atteindre, en 2014, plus de 2600 milliards, selon l’agence Lux Research. De l’avis de tous les experts, cette hypothèse est farfelue. «Si elle était exacte, elle serait machiavélique, dit Alain Kaufmann, directeur de l’Interface Sciences-Société à l’Université de Lausanne. Une action «cheval de Troie» pour valoriser indirectement des nanoproduits serait trop risquée pour la Migros.» «Il s’agit purement d’une stratégie marketing», abonde Sergio Bellucci, directeur du Centre d’évaluation des choix technologique TA-Swiss, qui a publié des études sur l’acceptation des nanotechnologies par le public.
«Même si des clients nous ont interrogés à ce sujet, nous n’avons pas choisi le mot «nano» en rapport aux nanotechnologies», assure Roman Reichelt, chef du projet à la Migros. Alors? «Le mot «nano», qui veut dire nain en grec, évoque l’idée de petitesse de ces jouets. Il fallait aussi que le terme soit compréhensible dans les trois langues nationales. Enfin, nous ne voulions pas traduire le nom anglais de ces figurines («mighty beanz», qui veut dire «haricots puissants»), car nous ne voulions pas les associer à de la nourriture.»
Spécialiste de la publicité, Pedro Simko, président de l’agence Saatchi & Saatchi Suisse, ne croit pas non plus à un agenda caché de la Migros. «Mais je serais très surpris que son service marketing n’ait tout de même pas fait un petit sondage sur la connotation du mot nano.» «Nous y avons réfléchi à l’interne, répond Roman Reichelt. Mais après évaluation, nous avions confiance dans notre idée». «La Migros n’a pas pris un gros risque, reprend Pedro Simko. Car les nanotechs n’évoquent encore rien pour deux tiers de la population. Et dans le tiers restant, elles sont vues d’un bon Å“il.»
Divers sondages ont en effet montré que l’attitude des profanes à l’égard de ce champ de recherche était plutôt positive. En Suisse, «il n’y a aucun signe d’une levée de boucliers contre les nanotechnologies, concluait en 2006 déjà un Publifocus du TA-Swiss. Celles-ci suscitent de grands espoirs, y compris pour l’économie nationale. Même les plus sceptiques n’excluent pas que cette recherche puisse apporter des solutions à de graves problèmes médicaux et environnementaux». En fait, «la peur des nanos s’est surtout exprimée chez les décideurs, des ONG et les journalistes», résume Harald Krug, chercheur dans ce domaine à l’EMPA de Dübendorf.
Pour Roland Charrière, directeur suppléant de l’Office fédéral de la santé publique, le fait que les nanotechnologies ne suscitent pas la même politique que les OGM est explicable: «Les consommateurs, lorsqu’on leur explique correctement les avantages et désavantages d’une nouvelle technologie, voient clairement les bienfaits apportés par les nanotechnologies. Ce n’était pas le cas avec les OGM.» Dans l’assiette, un épi de maïs génétiquement modifié ne diffère en effet pas d’un épi «bio».
S’il ne fait donc plus froid dans le dos, le terme «nano» pourrait-il servir l’image des nanotechnologies? D’aucuns n’hésitent pas à évoquer un effet «madeleine de Proust»: les nombreux enfants – et parents – qui ont joué avec ces figurines se souviendront de ces moments heureux lorsqu’ils auront en main des nano-produits. Harald Krug, observe ainsi que «cette campagne va favorablement encore alimenter la «mode du nano», déjà bien présente dans la population avec des objets comme l’iPod nano, ou la voiture Tata Nano. Mais le lien avec la science n’est pas pour autant toujours fait».
«Ce terme a été rendu sympathique. Nous aurions préféré qu’il reste neutre le plus longtemps possible, rétorque Huma Khamis. Car les nanoparticules, qui entrent déjà dans la composition de nombreux produits, ne sont pas forcément sympathiques. Elles ont des propriétés différentes par rapport à ce qu’on connaissait jusque-là. Mais il faut étudier en détail les risques pour la santé humaine qui y sont associés.» Sur ce point, scientifiques et politiciens sont d’accords. Pour preuve, les nombreuses initiatives lancées récemment, dont en Suisse le Programme de recherche national «Opportunités et risques des nanomatériaux». «C’est une autre différence avec les OGM, souligne Roland Charrière. Nous avons appris du passé. Désormais les recherches sont accompagnées d’études toxicologiques. Cela permet de créer des conditions-cadres préalables pour assurer un développement durable des nanotechnologies.»
La FRC prépare justement une exposition sur ce sujet. «Or, reprend son secrétaire général Mathieu Fleury, à la suite de la campagne de la Migros, le risque existe que les gens croient que nous revenons simplement avec la polémique liée à la stratégie marketing utilisée autour de ces jouets. Le fait d’user du terme nano à tout vent crée de la confusion.»
«La plupart des gens ne sont pas disposés à acheter des produits nanotechnologiques les yeux fermés, concluait cependant en 2006 le TA-Swiss. Ils attachent de l’importance à l’information et à une obligation de mention.» Ce que confirme aujourd’hui Darren Hart, du réseau de recherche européen NanoImpactNet: «Les gens vont bien faire la différence entre ces jouets d’un côté, et de l’autre les produits contenant des nanoparticules».