Après son tour du monde, le catamaran solaire servira de plateforme scientifique. Des chercheurs de l’Université de Genève s’en serviront pour étudier les courants océaniques
Après le record, place à la science. En mai, le catamaran PlanetSolar accomplissait le premier tour du monde à l’énergie solaire. Aujourd’hui, le navire, qui se cherchait un avenir, est en train d’être transformé en une plateforme de recherches, a appris Le Temps. Plusieurs groupes de l’Université de Genève (Unige) emmenés par Martin Beniston, directeur de l’Institut des sciences de l’environnement, ambitionnent de l’exploiter pour étudier dès mai 2013 le Gulf Stream, ce courant chaud qui glisse de la Floride jusqu’à l’océan Arctique. Interview du responsable de ce projet baptisé Deepwater Expedition, encore à concrétiser, mais qui, choisi parmi 27 candidats, a remporté mardi le Global + 5 Innovative Award, lancé par The Global Journal.
Le Temps: Quels sont les buts scientifiques du projet?
Martin Beniston: Si l’on observe la configuration du Gulf Stream en trois dimensions, il y a ce courant en surface qui véhicule la chaleur des tropiques vers l’Arctique. Il y a aussi une circulation de retour sous forme d’eaux de grande profondeur. Or il faut bien que celles-ci trouvent leur origine quelque part. En l’occurrence, c’est dans des zones dites de «subsidence» en surface. Ce sont des aires situées entre l’Islande et le Groenland, où deux mécanismes entrent en jeu: d’une part, la formation de la banquise fait que les eaux viennent à contenir une plus grande quantité de sel; de l’autre, le froid les rend aussi plus denses. Ces eaux vont ainsi couler en profondeur et activer ce qu’on appelle le tapis roulant océanique. L’objectif du projet est de localiser ces zones de transitions abruptes, dont la superficie n’est que de quelques kilomètres carrés, ce qui les rend difficiles à repérer à l’aide de satellites. Or elles pourraient être révélées par la composition chimique et biologique des embruns. Nous allons donc les analyser pour vérifier si leur composition en diatomées [micro-algues unicellulaires et planctoniques, ndlr] et en autres micro-organismes présente des différences qui trahiraient l’existence de ces zones. De plus, nous examinerons la colonne d’eau grâce à des sondes de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), ainsi que l’atmosphère.
– Pourquoi ces zones sont-elles si intéressantes?
– Si leur formation venait à être perturbée, par les changements climatiques par exemple, c’est un peu comme si l’on brisait les rouages d’un tapis roulant: tout le mécanisme de la circulation océanique – très fragile – en serait perturbé, et avec lui le régulateur thermique de l’hémisphère Nord.
– Cette théorie selon laquelle le Gulf Stream pourrait s’arrêter à cause du réchauffement fait l’objet d’un vif débat… Vos mesures pourront-elles le clore?
– Je ne le sais pas encore. Mais j’espère que le projet permettra d’affiner nos connaissances sur les mécanismes sous-jacents. Quitte ensuite à ce qu’on livre les informations recueillies à des modélisateurs du climat pour qu’eux revoient leurs calculs. De quoi peut-être alors faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre.
– Quel genre d’instruments allez-vous utiliser?
– Nous travaillerons avec le groupe de Jean-Pierre Wolf, aussi à l’Unige, spécialisé dans les technologies laser. Pour analyser les embruns, nous utiliserons une sorte d’aspirateur pour capter l’air proche de l’océan et quantifier par fluorescences ses composés chimiques et biologiques. Pour étudier l’atmosphère, nous utiliserons la technique du lidar [laser dirigé vers le ciel dont la lumière «rebondit» sur les molécules de l’air, trahissant leur nature, ndlr]. Et pour les mesures dans l’eau, nous sommes en contact avec l’Ifremer, qui a développé un prototype d’instrument permettant des sondages à diverses profondeurs.
– PlanetSolar ne va réaliser qu’un passage. Prendre des mesures ponctuelles est-il utile?
– Il est clair que si l’on veut étudier une évolution dans le temps, il faudrait que ces transects soient répétés. Cela dit, si l’on arrive à détecter ces petites zones de formation d’eaux profondes, ce sera déjà un succès. D’autres organisations plus grandes, comme l’Ifremer ou la NOAA américaine, pourront alors prendre le relais pour, par exemple, disposer des bouées à des endroits stratégiques afin de faire un monitoring sur la durée.
Mais le plus inédit dans ce projet reste que PlanetSolar est un navire qui n’émet pas de gaz de polluant. Cela permet d’identifier clairement les composants organiques volatils présents dans l’air. Et par rapport à un voilier, le PlanetSolar peut suivre des trajectoires très stables, ce qui permet une régularité dans les mesures.
– Selon vous, ce projet apportera de nouveaux arguments pour les discussions futures sur le climat…
– Si l’on peut démontrer qu’il y a des mécanismes à très petite échelle (la formation de ces petites zones d’eaux profondes) qui peuvent avoir de gros effets (perturber le climat) – à l’image de ce qui peut se passer dans le monde de la finance – nous pourrons utiliser cette expérience pour défendre l’idée que l’on vit dans un monde où la non-linéarité est déterminante. Cela servira à faire comprendre au public que l’idée que toute évolution est linéaire sur le court terme – comme lorsque l’on dit que telle augmentation des gaz à effet de serre implique proportionnellement tel effet sur le réchauffement – est erronée. Il faut réfléchir désormais en termes d’effets de seuil, et aux conséquences que franchir ces seuils peut avoir.
– Quel est l’agenda du projet?
– D’abord, trouver de l’argent pour boucler le budget, qui est de 600 000 à 800 000 francs. PlanetSolar devrait ensuite quitter Lisbonne en avril 2013, pour une traversée record de l’Atlantique. Le périple scientifique, lui, débuterait en mai 2013 à Miami. Nous tenterons d’aller jusqu’au Siptzberg, pour enfin finir à Londres.