«On ne résout jamais un problème en jouant sur les mots.» Les biologistes américains de la société Advanced Cell Technologies (ACT) peuvent faire leur cette citation du romancier Marc Gendron. Le 24 août, la presse évoque à tous vents leur découverte: «Des scientifiques ont réussi à produire des lignées de cellules souches embryonnaires sans provoquer la mort des embryons utilisés», écrit par exemple en une le Financial Times. De tous côtés, on relaie les commentaires de spécialistes, qui parlent d’une avancée décisive. Car ce pas permettrait d’éviter l’écueil éthique encore souvent évoqué dans ces recherches: la destruction de cette «vie en puissance» qu’est l’embryon, selon certains fondamentalistes, surtout aux Etats-Unis (lire LT du 24.08.06). En y regardant de près, la réalité du laboratoire se veut un peu moins triviale que celle qu’ont précipitamment présentée les médias, abusés par plusieurs communiqués de presse, tantôt corrects mais sibyllins, tantôt erronés.
• La revue Nature, qui publie ces résultats, rappelle d’abord que la méthode habituellement utilisée pour générer des cellules souches embryonnaires consiste à les extraire d’un embryon de 5 jours, comprenant 150 cellules, ce qui impose donc sa destruction. Or, les chercheurs d’ACT, emmenés par Robert Lanza, ont réussi à «générer en culture de nouvelles lignées de cellules souches tout en laissant l’embryon intact», affirme la publication britannique le 21 août dans une communication sous embargo. Et de détailler que la technique utilisée est similaire à celle du diagnostic préimplantatoire (DPI), qui consiste à prélever une des huit à dix cellules (blastomères) de l’embryon âgé de trois jours, afin d’y détecter toute anomalie génétique. Le 23 août toutefois, quinze minutes après la fin de l’embargo prévu, la prestigieuse revue fait parvenir aux journalistes un corrigendum les priant d’ajouter à la déclaration ci-dessus: «Certains embryons ont subi plusieurs biopsies.» Soit l’extraction de plusieurs cellules.
• Pour le magazine britannique NewScientist, il était déjà trop tard. Sur la base du premier communiqué, le raccourci semblait inévitable: «Tout portait à croire que l’équipe d’ACT avait pris une simple cellule [de chacun des 16 embryons humains utilisés] et était ensuite parvenue à multiplier celles-ci.» Le tout en laissant les embryons viables, comme c’est le cas dans le DPI. L’hebdomadaire relève aussi que le communiqué de presse d’ACT, daté du 23 août, joue sur les mots: «ACT annonce que ses scientifiques ont produit avec succès des cellules souches d’embryons humains en utilisant une approche qui n’endommage pas les embryons.» En réalité, l’équipe de Robert Lanza a bien utilisé des embryons de huit à dix cellules, comme dans le cas du DPI. Mais, au lieu de n’en prélever qu’une de manière à ce que l’embryon puisse peut-être survivre, les chercheurs ont utilisé toutes les cellules de chaque embryon. Autrement dit: affirmer que «des lignées de cellules ont été produites sans détruire les embryons» est, dans ce cas précis, explicitement incorrect. Naturereconnaît finalement aussi ce fait, diffusant un deuxième rectificatif, le 25 août, qui précise que «les embryons n’étaient pas restés intacts». Dans le NewScientist,Robert Lanza se défend de toute tentative de tromperie. Il dit que le but de ses recherches n’était pas de prouver qu’un embryon était viable après l’extraction d’un blastomère, car cela a été déjà été démontré à maintes reprises lors des DPI. «Nous voulions uniquement vérifier si un blastomère avait la capacité de créer une cellule souche d’embryon.» D’où l’utilisation du maximum de cellules possibles, au détriment des embryons.
• Sur un de ses sites de discussion sur Internet, Le Monde, qui invitait le généticien Axel Kahn, faisait aussi le point mercredi. Selon le quotidien, l’article publié dans Nature, au contraire de la communication faite par la même revue, est explicite: le travail de cette équipe américaine n’a pas consisté à créer de lignées de cellules souches sans détruire l’embryon, mais plutôt à faire la «preuve de concept» d’une telle stratégie. Axel Kahn explique: «Les embryons ont été détruits et toutes leurs cellules ont été isolées. Les auteurs en ont déduit qu’il pourrait être possible d’obtenir le même résultat à partir d’un seul blastomère isolé à l’occasion d’un DPI. Il s’agit d’une déduction, ils ne l’ont pas prouvée.» Le faire tout en montrant la viabilité de l’embryon utilisé pourrait dès lors mettre tout le monde d’accord. Sur le plan technique tout au moins.
• Car d’autres questions persistent, notamment éthiques, relève pour sa part Gérard Escher, dans Domaine public. Le biologiste souligne d’abord que ACT, société cotée en Bourse, est une habituée des effets d’annonce. Cette firme «se doit de garder l’intérêt des investisseurs avec des publications scientifiques même précoces, car le temps de développement d’éventuels traitements est d’une dizaine d’années. ACT publie donc ici plutôt le principe d’une technique encore immature car assez inefficace»: à partir de 16 embryons (91 blastomères viables), seules deux lignées de cellules souches ont été générées. Mais pour Gérard Escher, cette étude met surtout en lumière les disparités entre recherches privée et publique: aux Etats-Unis, «une décision hypocrite prive les chercheurs bénéficiant de fonds publics de cellules embryonnaires intéressantes, alors que le privé est libre d’agir à sa guise. Plutôt qu’une défense de nobles valeurs morales, la pratique américaine est de facto une privatisation de la médecine régénératrice, comme le montrent ici les succès mêmes préliminaires d’ACT.»
• Nature, revue scientifique très cotée, fondée en 1869, tire à 50000 exemplaires.
• NewScientist est un hebdomadaire britannique de vulgarisation scientifique, publié à 140000 exemplaires.
• Le Monde, quotidien français de référence, tire à 345000 exemplaires.
• Domaine public, hebdomadaire romand fondé en 1963, de gauche et indépendant, qui se rattache à la presse d’opinion.