Après s’être multiplié à l’excès dans les années 1950, jusqu’à en mourir, le cerf rouge prospère sous strict contrôle de l’homme dans le Parc national suisse, où l’on en dénombre quelque 1500 têtes. En attendant le loup, qui pourrait faire se disperser ses populations, la plus grande espèce d’ongulés sauvages d’Europe passionne les scientifiques. Reportage sur leur domaine, dans le val Trupchun.
Dans l’œil de la lunette d’approche, entre pierriers et pâturages qui forment le cirque du val Trupchun, des silhouettes brunâtres. Ils se reposent, à ruminer. Une centaine, des mâles, reconnaissables à leurs magnifiques bois. Même admirés de loin, depuis l’Alp Trupchun 600 m plus bas, les cerfs élaphes maintiennent leur rang d’animal prédominant du Parc national suisse (PNS) .
Ils y sont 1500, dont quelque 500 dans cette vallée la plus méridionale du parc. Ceci car la végétation qui pousse là sur un fertilisant sol de calcaire plutôt que riche en dolomite comme ailleurs, leur apporte les éléments nutritifs nécessaires. Un paradis pour celui qu’on appelle «cerf rouge», dont les populations se portent pour l’instant bien; l’arrivée des superprédateurs (loups, lynx, ours) pourrait bouleverser la donne.
L’histoire du cerf élaphe dans la région est comme ses rivières, tumultueuse. D’abord très prisée lors des parties de chasse de la noblesse au Moyen Age, la plus grande espèce d’ongulés sauvages d’Europe n’a plus été présente de façon continue dans les Grisons depuis la guerre de Trente Ans (1618-1948), après que les chasses populaires l’eurent décimée. Puis l’amélioration des conditions sociales dès le XIXe siècle, ainsi que des lâchers ont favorisé la reconstitution des populations d’ongulés sauvages. «Revenus depuis l’Autriche notamment par la vallée du Prättigau, les cerfs ont trouvé dans le PNS nouvellement créé des conditions propices à leur expansion, leur niche écologique n’étant pas occupée», dit Pia Anderwald, biologiste du PNS. A tel point que cette croissance fut exponentielle, jusqu’à poser problème, vers 1950: «La densité de population était si élevée que, d’une part, la mortalité hivernale fut massive, le fourrage n’étant pas suffisant pour tous. D’autre part, les cerfs ont occasionné des dégâts (d’ordre économique) aux cultures et aux forêts, en mangeant les arbres.» «Les discussions ont pris une tournure politique et ont même remis en question le succès de l’idée d’un parc national, écrit l’actuel directeur du PNS, Heinrich Haller, dans le livre résumant les recherches dans le parc*. Jusqu’à ce qu’on ait trouvé des méthodes pour réguler la population par une chasse appropriée.» En septembre, lors de la traditionnelle «chasse haute» (des gros animaux), les cerfs résident encore dans le parc, donc sont intouchables. Or, en novembre et décembre, lorsqu’ils ont rejoint la plaine hors du parc pour se nourrir, les autorités ordonnent des tirs de régulation. «Mais les sages cervidés sentent souvent venir le danger», glisse Pia Anderwald. La preuve: «En 2011, début décembre, une soixantaine d’individus ont été observés franchissant la frontière du PNS pour se rendre dans le val Trupchun encore largement libre de neige, cite Heinrich Haller. Le 5 décembre [de cette année-là], 148 y ont été recensés, soit plus du double de l’effectif constaté deux mois plus tôt vers la fin du rut.» Et le directeur d’ajouter que «jusqu’à aujourd’hui, cette chasse spéciale est controversée: certains chasseurs se concentrent sur la chasse haute libérale et la ressentent […] comme de la concurrence.»
Les autorités doivent donc justifier les tirs de régulation en se basant sur des modèles biologiques de faune sauvage. Pour les nourrir, sont organisés quatre fois l’an dans le PNS des comptages visuels nocturnes des populations, «une méthode ayant une marge d’erreur de 20%, mais qui reste efficace», dit Pia Anderwald. Par ailleurs, pour en savoir plus sur les mœurs de ce seigneur des montagnes, voilà des décennies que les scientifiques en équipent de colliers-émetteurs (radio ou avec GPS); ceux-ci s’auto-détachent lorsque la batterie est morte, après deux ans au maximum, ou sont libérés à distance à l’aide de signaux émis par les gardes. «On attrape les individus à marquer au printemps, dans des enclos, en les appâtant avec du sel.»
Ces colliers fournissent des informations précieuses concernant les aires sur lesquelles se répartissent les bêtes. Des données qui sont, depuis peu, corrélées avec d’autres, provenant, celles-ci… du ciel. Dans le cadre du programme APEX sur mandat de l’Agence spatiale européenne, un avion doté d’une caméra spectrale survole le PNS; l’étude des longueurs d’onde de la lumière réfléchie par le sol permet de déterminer la biomasse présente, donc les zones où les cervidés, mais aussi chamois et bouquetins, vont brouter de préférence.
La biologiste du PNS étudie la concurrence que se livrent ces trois espèces pour le même espace de vie, en observant les densités de population et la croissance des cornes des animaux, qui renseigne sur leur état de santé. «On savait déjà qu’un nombre de cerfs croissant induit une péjoration de la condition corporelle des chevreuils. Nous souhaitons désormais savoir quelle est l’influence sur les chamois et les bouquetins. Tout semble dépendre des densités de population.» Pourquoi ces recherches sont-elles cruciales? Pia Anderwald s’aide d’un exemple: «En Italie voisine, une sous-espèce de chamois (Rupicapra pyrenaica ornata) est menacée. Ce qu’on observe ici en termes d’interactions écologiques, positives ou négatives, peut être utile pour mettre en place là-bas des actions de protection. De même, pour l’heure, en Suisse, chamois et bouquetins ne sont pas menacés. Or cela peut changer. Mieux connaître les facteurs conduisant à une modification peut permettre d’agir plus rapidement.» Et parmi les causes de ces possibles changements, elle cite le réchauffement, qui modifiera la période et l’altitude de disponibilité du fourrage pour ces espèces, avec pour effet possible d’exacerber leur concurrence.
Si la biodiversité alpine peut être modifiée par le climat, elle l’a aussi été par l’arrivée des cerfs. «Avant l’établissement du PNS, ses alpages étaient occupés par des bovins, dit Pia Anderwald. Ici et là, des inventaires botaniques ont été réalisés. Puis les cerfs sont venus. En 2005, des botanistes ont à nouveau recensé les espèces végétales. Leur nombre avait par endroit triplé!» La raison est désormais connue: les cerfs broutent régulièrement et maintiennent la végétation plus rase. Des espèces particulières ont ainsi mieux pu se développer, qui vivaient auparavant «dans l’ombre» des graminées et autre plantes à hautes tiges: celles ayant besoin de lumière, celles poussant plutôt horizontalement comme le trèfle rampant, celles ayant des épines, celles stockant des substances nauséabondes, ou encore celles capables d’avoir un cycle de germination très rapide.
D’autres travaux récents ont évalué l’impact des cerfs, friands de jeunes pousses, sur la régénération de la forêt; la théorie prévalant voulait alors que, trop voraces, ils l’empêchent. «Or dans les régions où les cerfs ne sont pas perturbés, comme dans le PNS où l’empreinte de l’homme est nulle, ils paissent davantage à découvert et se réfugient moins dans les forêts. Ainsi, ils n’enrayent pas leur renouvellement, au pire la freinent-ils, en fonction à nouveau de la densité d’animaux.»
En Valais, où ce problème de reconstitution des forêts est latent, dû à des cerfs trop nombreux, on organise des chasses spéciales. Les protecteurs de la faune soutiennent qu’au lieu d’abattre les loups, il pourrait être bénéfique de les accueillir, car ces canidés réguleraient justement les populations de cervidés. Qu’en serait-il dans le PNS? «Il est clair que les loups pourraient faire partie d’un système naturel comme le parc. L’impact sur les cerfs ne serait pas nul, notamment en termes de dispersion des populations, mais reste quantitativement difficile à estimer, dit Pia Anderwald. Toutefois, les loups s’attaquent surtout aux cervidés faibles et jeunes. En général, ils ont une influence positive en termes de sélection sur leurs populations.»
Pour l’heure, le troupeau du val Trupchun n’a rien à craindre, aucun établissement de Canis lupus n’étant en vue. Sous le soleil de ce matin d’août, ses membres se repaissent, gardant un œil sur les femelles, quelques centaines de mètres en aval. Chez certains, on aperçoit les lambeaux de peau qui se détachent de leurs bois. «Les plus beaux, à triple ramification, sont ceux des mâles les plus vaillants, âgés de 10 à 14 ans, raconte Pia Anderwald. Les mêmes qui ont le brame le plus bas, et attireront le plus de femelles, lors du rut, en septembre.» Un mythique rendez-vous sonore qui attire chaque année, dans le splendide val Trupchun, des centaines de curieux.
* Atlas du Parc national suisse. Les 100 premières années. Ed. Haupt.