Les lauréats 2014 du «Prix Nobel des maths», décerné tous les quatre ans, ont été dévoilés mercredi à Séoul. Parmi eux, la première femme à recevoir cet honneur, une Iranienne établie aux Etats-Unis, et un ancien chercheur de l’Université de Genève (ville où il a grandi), Martin Hairer, aujourd’hui professeur à l’Université de Warwick (Grande-Bretagne)
Pour la première fois depuis sa création en 1936, la Médaille Fields, la plus prestigieuse distinction en mathématiques, décernée tous les quatre ans, l’a été à une femme, en ouverture du congrès de l’Union internationale des mathématiques (UIM), à Séoul. Qui plus est à une personnalité au parcours atypique: une Iranienne installée aux Etats-Unis. Parmi les lauréats figurent un Franco-Brésilien, un Canado-Américain, ainsi que Martin Hairer, chercheur autrichien en Grande-Bretagne mais qui a effectué toute sa scolarité, thèse incluse, à l’Université de Genève, où son père fut professeur d’analyse numérique.
A Téhéran, Maryam Mirzakhani, enfant, voulait devenir écrivain. Au lieu de jongler avec les mots, elle le fit avec des chiffres: «Les maths, c’est du plaisir, dit-elle dans un communiqué de l’Université Stanford (Californie), où elle enseigne. C’est comme de résoudre un puzzle, ou relier les indices dans une enquête de détective.» Son domaine? La symétrie des surfaces courbées, ou surfaces de Riemann. «Imaginez la croûte dorée d’un bretzel, donc une surface courbée, avec deux trous, explique Alain Valette, professeur de maths à l’Université de Neuchâtel, joint à Séoul. Et dessinons sur cette croûte des lignes qui se ferment sur elles-mêmes sans se couper – on les appelle géodésiques simples et fermées. Dans ses travaux, Maryam Mirzakhani a montré que le nombre de courbes possibles que l’on peut dessiner croît de manière exponentielle en fonction de leur longueur.» L’intérêt de ces travaux d’abstraction pure, au-delà de la métaphore culinaire? «Ces mathématiques sont utiles en physique théorique, comme dans la théorie des cordes, qui vise à unifier la mécanique quantique [décrivant les particules de l’infiniment petit, ndlr] avec la relativité général d’Einstein [détaillant les interactions des corps à grande échelle]»; une telle unification représente l’un des Graal actuel de la physique.
Comme bien d’autres, Nicolas Monod, professeur à l’EPFL, se réjouit qu’une femme décroche cette distinction. Toutefois, le président de la Société suisse des mathématiques tient à ajouter que «les maths ne sont pas un milieu où les femmes sont rares. En physique, c’est pire – il y a seulement deux physiciennes parmi 196 nobélisés.» Alain Valette relève tout de même que les femmes, qui doivent concilier carrière et vie privée, ne peuvent peut-être pas se distinguer autant que les hommes avant la limite d’âge imposée pour les médaillés Fields, soit 40 ans.
Mathématicienne à l’EPFL et sensible à la place des femmes dans la science, Kathryn Hess se dit «extrêmement ravie, tant on attendait ce moment. Et cette médaille est largement méritée.» Comme ses collègues, elle estime qu’une femme, la Belgo-Américaine Ingrid Daubechies, qui préside l’UIM depuis 2011, n’est peut-être pas étrangère à cette décision: «Elle a pu sensibiliser ses collègues masculins…» L’UIM vient d’ailleurs de lancer un site pour promouvoir la place des femmes dans les mathématiques. Maryam Mirzakhani, elle, «souhaite simplement que son prix encourage les jeunes scientifiques et mathématiciennes».
A 35 ans, un autre lauréat, appellé le «petit prince franco-brésilien des équations», Artur Avila, travaille dans un domaine connexe, la théorie des systèmes dynamiques. Sa spécialité: déterminer la probabilité qu’un système donné (un groupe de planètes en formation, un modèle climatique, la dynamique des populations) évolue vers un comportement plutôt qu’un autre. «On veut prédire exactement ce qui va se passer. On cherche des comportements périodiques, avec des événements qui se répètent. Mais souvent, c’est plutôt le chaos…» D’infimes perturbations engendrent alors des répercussions démesurées. «Et il faut perdre tout espoir de prédiction», dit-il dans le Journal du CNRS. Selon le Centre national de recherche scientifique, où le lauréat devint à 29 ans le plus jeune directeur de recherche, le palmarès 2014 conforte la deuxième place de la France (12 médaillés), derrière les Etats-Unis (13), en mathématiques. Selon Nicolas Monod, ce rang s’explique par le fait que, dans l’Hexagone, les maths sont utilisées comme instrument de sélection pour accéder aux hautes écoles.
La Suisse est bien plus bas dans ce classement (aucun Suisse n’a obtenu la médaille), mais la recherche en maths n’y est pas absente. C’est ainsi que l’ancien doctorant de l’Université de Genève Martin Hairer se voit distingué cette année. Autrichien, il a grandi et étudié au bout du lac. Aujourd’hui professeur à l’Université de Warwick, il est l’un des pontes de la théorie des équations aux dérivées partielles stochastiques. «Celles-là mêmes qui peuvent décrire des sons auxquels on ajoute des fluctuations imprévues, tel du bruit», cite Alain Valette en exemple.
A Genève, Gerhard Wanner, professeur émérite, se souvient, pour l’avoir connu enfant: «C’était un gamin grandiose, très brillant, qui a fini par obtenir trois diplômes, en maths, physique et informatique. C’est moi qui ai fait venir d’Innsbruck Ernst Hairer, son père.» Joint par Le Temps, ce dernier ne «cache pas sa joie, comme père mais aussi comme mathématicien! Enfant, Martin insistait déjà pour que je lui explique les dessins du premier livre que j’ai écrit. Puis il a voulu qu’on achète un ordinateur – pour une fortune en 1989 – pas pour jouer, mais pour y dessiner des graphes de fonctions. Il a aussi remporté trois fois le concours «La science appelle les jeunes», la dernière avec l’ébauche de son programme Amadeus.» Ce logiciel de traitement de sons, bien connu dans le milieu, a rendu le mathématicien riche. L’écriture de son code est-elle le fruit de ses travaux théoriques? «Pas directement, dit Ernst Hairer. Mais les intuitions qui ont conduit à l’un comme aux autres sont certainement les mêmes.»
Dernier lauréat 2014: le Canado-Américain Manjul Bhargava, spécialiste de la théorie des nombres à l’Université de Princeton. Comme les autres médaillés, il décroche la somme de 10 000 euros, mais surtout une célébrité naissante.
«L’intérêt de la Médaille Fields est qu’elle est rare, car décernée tous les quatre ans, et récompense des chercheurs encore en devenir au lieu de primer le passé, comme avec les Nobel», avise Nicolas Monod. Le professeur reconnaît toutefois que la limite abstraite de 40 ans est controversée. Cela dit, tous les interlocuteurs admettent que ce prix a l’avantage de placer à chaque fois les maths sous les feux des projecteurs. «Les mathématiciens ne communiquent sinon pas assez, et c’est de notre seule faute, dit Alain Valette. Il faudrait plus de vulgarisateurs, comme Cédric Villani»; le Français a remporté la Médaille Fields en 2010 et, dans les habits d’un dandy, ne cesse de donner des conférences publiques. Gerhard Wanner estime aussi que les mathématiques manquent aussi de visibilité médiatique: «Peu de futurs étudiants savent par exemple que deux médaillés Fields ont été formés à Genève – Martin Hairer et l’Australien Vaughan Jones – et qu’un troisième y enseigne – le Russe Stanislas Smirnov.»
Pour Nicolas Monod, qu’un lauréat Fields devienne «ambassadeur des maths» ne va pas de soi. «Cette tâche ne leur est pas demandée – les mathématiciens ne sont d’ailleurs pas des gens qui répondent aux demandes, ils font ce qu’ils veulent. Certains ne souhaitent ainsi jamais donner de présentations publiques.» Artur Avila en est: «On est obligé d’expliquer? Je suis très mauvais pour cela». Selon Nicolas Monod, «il s’agit d’éviter de tomber dans le piège de vouloir justifier à tout prix des travaux en maths pures, car celles-ci sont en réalité motivées non par des applications, mais par la recherche de la vérité, de l’esthétisme.»
Un argument plus large et compréhensible est de dire que «les maths sont partout pour expliquer la Nature, mais qu’elles sont simplement invisibles», reprend Alain Valette. «Si les maths sont le langage de la Nature, alors oui, nous, mathématiciens, sommes les linguistes de ce langage», conclut Nicolas Monod.