Bertrand Piccard s’enferme ce mardi, et jusqu’à jeudi, dans un simulateur de vol durant 72 heures. Il utilisera l’hypnose pour s’endormir et se réveiller lors de tranches de sommeil de 20 minutes, un domaine d’exploration scientifique inédit
Selon ses déclarations, une «main invisible» avait poussé le ballon de Bertrand Piccard lors de son tour du monde en 1999. Pour celui de 2015, à bord de l’avion solaire Solar Impulse, sera-t-il aidé par le dieu grec du sommeil Hypnos? Pour mieux dormir et récupérer lors des étapes transocéaniques de plusieurs jours avec son lent aéroplane, le psychiatre et aérostier vaudois veut utiliser l’hypnose, voire surtout l’auto-hypnose. Deux techniques qu’il connaît bien, puisqu’il les utilise depuis vingt ans dans sa pratique médicale. Ce mardi matin sur la base de Dübendorf, le «savanturier» s’enferme dans un simulateur pour un vol de 72 heures, afin de reproduire un périple de trois jours et permettre à son équipe médicale d’observer, sur la durée, les modifications de son état physique et son comportement.
Lorsque, au XIXe siècle, l’hypnose a été nommée ainsi d’après cette divinité grecque, c’était pour décrire un état entre veille et sommeil. Elle était considérée alors comme une curiosité de cabaret. Aujourd’hui, si l’hypnose souffre encore de bien des idées reçues, «on essaie de la dissocier du sommeil, tant ces deux termes n’ont rien à voir», précise d’emblée le radiologue Bruno Suarez, qui enseigne cette technique à la Faculté de médecine Paris XI. Désormais, l’hypnose est définie comme un passage graduel vers un état de conscience différent tant de l’éveil que du sommeil, pendant lequel l’attention se dissocie du monde extérieur pour se focaliser sur des impressions physiologiques, sensorielles et mentales. La personne sous (auto)hypnose ne perd ni conscience, ni son contrôle de soi, pas plus qu’elle ne se met à révéler des secrets gênants ou à accomplir des actes qui iraient contre sa volonté ou sa morale.
«L’hypnose est un processus transitoire, réversible et agréable», résume le radiologue français. «Le patient ne rêve pas éveillé, même s’il peut être amené à faire des visualisations, dit Bertrand Piccard, qui se réclame de l’école du psychiatre américain Milton Erickson, sous-tendant le courant dominant actuel. Il est plus réceptif, et peut se concentrer sur une tâche suggérée, comme trouver de la sécurité intérieure à l’aide d’un souvenir, d’une image, d’un son, ou Å“uvrer pour régler des problèmes psychologiques ou émotionnels. L’intellect ne dirigeant plus, l’inconscient peut travailler plus librement. C’est un autre état de conscience plus en rapport avec un raisonnement intuitif et sensoriel.»
Un «autre état» dont les techniques d’analyse du cerveau (électroencéphalogrammes EEG, IRM, etc.) commencent à déceler la signature neurologique, mais qu’elles peinent à expliquer en détail. «On connaît les zones activées lors du processus d’hypnose, mais l’on ne peut pas encore préciser les mécanismes neurobiologiques responsables», admet Bruno Suarez.
Ce mystère, des psychologues américains sceptiques, dans les années 1990, n’hésitent pas à le brandir pour questionner la réalité même du phénomène. L’un d’eux, feu Robert Baker, au MIT de Boston et à l’Université Stanford, affirme (dans son livre They Call it Hypnosis ) que l’hypnose n’est qu’un comportement social acquis: l’hypnotiseur et le sujet auraient une série d’attentes l’un à propos de l’autre, et leurs agissements respectifs y répondraient exactement. Le premier formule les suggestions que le second s’empresse d’accepter et de réaliser. Le reste n’est que rituel. Si on enlevait ce rituel, il ne resterait plus qu’un état auto-induit de grande suggestibilité. Disparu en 1994, son collègue à l’Université Carleton, Nicholas Spanos, estimait que «l’hypnose influence le comportement indirectement en modifiant la motivation, les attentes et l’interprétation du sujet», ce qui n’aurait rien à voir avec un état unique de conscience, sans même parler de transe.
Aujourd’hui, même si la définition de l’hypnose reste imprécise, du fait même qu’«il s’agit d’une expérience subjective difficile à décrire», selon Bruno Suarez, rares sont ceux qui crient à une imposture totale. La raison? L’efficacité de la méthode dans certaines situations. «Le nombre d’études concernant ses applications médicales ne fait que croître; plus de 12 000 sont répertoriées dans la base d’articles Medline », écrivent Bruno Suarez et Jean Becchio, président de l’Association française d’hypnose médicale, dans Cerveau&Psycho . Mieux, beaucoup sont le fruit de recherches de médecine «fondées sur des preuves». Autrement dit, des expériences dans lesquelles l’utilisation de l’hypnothérapie montre un effet avéré. Les affections ciblées vont de la dépression, l’anxiété, les migraines ou les phobies, aux douleurs liées à différentes maladies (cancer, rhumatismes, etc.), en passant par l’épilepsie, la dermatologie ou les troubles du sommeil.
Ces derniers font l’objet d’une littérature scientifique restreinte en lien avec l’hypnothérapie: si un travail datant de 2008 conclut à un effet pour traiter l’insomnie, «ce n’est pas l’application la plus étudiée», dit Bruno Suarez. Bertrand Piccard, lui, veut explorer un domaine inédit, l’hypnose pour entrer et sortir du monde de Morphée, dans le cas du sommeil dit «polyphasique»: «En vol, je ne pourrai pas dormir plusieurs heures d’affilée. Je vais donc le faire sur dix phases de vingt minutes par jour. L’idée est de recourir à l’hypnose pour m’endormir plus rapidement pour ces tranches, ainsi que pour m’en réveiller en meilleure forme. Je vais aussi l’utiliser dans les moments où, malgré la fatigue, je devrai rester éveillé pour des tâches désagréables, comme manÅ“uvrer en cas de panne du pilote automatique.» Le but, dans ce cas, est de viser une «distorsion temporelle»: «Grâce à l’hypnose, on va tenter de faire en sorte que ces instants difficiles ou ennuyeux passent plus vite!»
Pour Bruno Suarez, cette intention est sensée: «Sous hypnose, le bien-être ressenti étant important, le processus hypnotique altère la perception du temps: les patients sous-estiment la durée réelle de la séance.» Quant à la gestion de l’endormissement et du réveil, «c’est aussi une bonne idée. Sous hypnose, on peut induire une suggestion posthypnotique, comme se réveiller après 20 minutes. C’est alors plus facile de réaliser un tel objectif.»
L’induction hypnotique de Bertrand Piccard sera effectuée par une tierce personne ou par lui-même: «Un hypnothérapeute sera tantôt à mes côtés, près du cockpit, pour m’aider à apprendre la technique, tantôt en liaison radio. Et je pratiquerai aussi l’auto-hypnose.» Comment? «Une technique consiste à tendre le bras, serrer le poing, fixer le pouce, et retenir ma respiration. En lâchant le tout, et en faisant rouler les yeux en arrière, j’entre en transe.»
Une personne pourra vérifier précisément ce changement d’état de conscience: Raphaël Heinzer, responsable du centre du sommeil au CHUV, avec qui Solar Impulse collabore à travers son partenaire médical Hirslanden. «Le crâne de Bertrand sera équipé de capteurs EEG, qui analyseront les signaux émis par le cerveau sous hypnose», dit-il. Mais, durant ce vol simulé, le chercheur sera surtout intéressé à suivre, grâce à d’autres instruments, l’impact du sommeil polyphasique sur la vigilance et les capacités de réaction du pilote. «Il y a peu de données scientifiques à ce sujet. Nous lui ferons subir des tests de réflexes.»
En 2012, l’autre pilote de Solar Impulse, André Borschberg, qui avait fait un vol simulé similaire, s’était bien sorti de ces exercices: «Malgré la fatigue accumulée, ses résultats étaient bons.» Et le médecin d’expliquer: «Nous avons observé sur la fin des 72 heures que, durant les tranches de vingt minutes, André atteignait plus vite le sommeil dit «profond», le plus réparateur. Ainsi, le pilote rentabilisait au mieux ses périodes de sommeil, au prix, tout de même, d’être éreinté en permanence. Nous avons aussi vérifié cette observation chez un navigateur resté quatre jours sur le Léman.» Autant de résultats qui intéressent la NASA, avec qui Solar Impulse a des contacts. «Et qui, même si l’on n’a pour l’instant que très peu de sujets humains, ouvrent des pistes de recherches.» Au fait, tout un chacun peut-il entraîner cette capacité de résistance à la fatigue? «Pas vraiment. Elle est surtout génétique.»
Aider les millions de personnes qui souffrent de troubles du sommeil: c’est, en revanche, l’intention de Bertrand Piccard durant ce vol simulé. «Nous diffuserons sur notre site internet des sections filmées, montrant des séquences d’hypnose, avec des conseils. Mais nous ne pourrons pas montrer des inductions complètes. Imaginez que quelqu’un regarde cela, tombe en transe et ait un accident chez lui. On pourrait nous le reprocher.» Dans la population générale, en effet, 10% des gens sont très faciles à hypnotiser, 80% faciles, et 10% peu sensibles.