L’archipel de Svalbard héberge 3000 ours polaires. Mais ses richesses naturelles dépassent largement une simple rencontre avec le plantigrade. Expédition à bord d’un navire le long des côtes abruptes, sauvages et glacées de ce monde farouche
Gueule ouverte et crocs à l’air, regard noir, posture déterminée dans son pelage ivoire: le face-à-face est saisissant. Même empaillé, l’ours blanc qui garde l’entrée de l’Institut de recherches polaires de Tromsø, ne laisse pas de marbre les passagers du Fram. Mais c’est pour entendre gronder en vrai le plus gros prédateur terrestre qu’ils sont 200 à s’embarquer, depuis le nord de la Norvège, sur ce navire bientôt en route vers l’univers du carnassier, le Svalbard.
Bouquet d’îles étranges et austères découvert en 1596 par l’explorateur hollandais Willem Barents, cette terre de rocs pelés et de glaciers bleutés, située au faîte de l’Atlantique, a de tout temps aimanté les aventuriers qui s’en sont servis comme tremplin vers le pôle, distant d’à peine 1200 km. Longtemps quadrillées par les baleiniers, les eaux sombres de ces «côtes froides» (svalbard, en norvégien) voient désormais naviguer les croisiéristes, avides de happer le regard d’un des 3000 ours arpentant l’archipel, et protégés des chasseurs qui les ont traqués jusqu’en 1973.
Envoûtant
mais farouche
Après un jour de traversée, l’approche se fait par le sud et le détroit de Horn. Une chape ouateuse étouffe les montagnes zébrées de neige se jetant dans la mer d’huile sombre, perron vers des ténèbres glacées qui tueraient un naufragé en quelques minutes. Des eaux qui colmatent les plaques de glace flottantes, lieux de chasse privilégiés des ours. «Mais aujourd’hui, on ne pourra pas s’approcher assez des côtes, car il y a trop de ces gros glaçons», glisse Rune Andreassen, le capitaine du Fram. La faute, en partie, au réchauffement climatique: «La couche de la banquise est désormais plus mince; ses morceaux bougent plus rapidement, poussés par les vents, explique le glaciologue Olav Orheim, l’un des scientifiques à bord du navire. Ceux que l’on voit sont peut-être même descendus du pôle Nord par l’est, et se sont empaquetés là, après avoir franchi le cap sud du Svalbard.» Au terme de quelques heures grises, les seuls êtres vivants à s’être laissé admirer seront les lagopèdes, goélands bourgmestres, et autres mouettes tridactyles, myriade d’espèces endémiques ou migratrices qui animent le ciel de cet envoûtant mais farouche macrocosme.
Le lendemain, est-ce la forte odeur de pisse mêlée aux embruns qui a fait fuir les plantigrades de Poolepynten, langue de galet qui lacère le détroit de Forland, un peu plus haut sur la carte? A côté de la cahute en bois des rangers qui y séjournent deux mois par été, une colonie de morses a élu domicile. Ils ronflent par saccades, les uns sur les autres en une masse brune informe. On n’en voit dépasser leurs longues canines que lorsque ces pachydermes lèvent leur tête. «Pouvant peser jusqu’à deux tonnes, surexploité par la chasse aux XVIe et XVIIe siècles, l’animal revient très souvent vivre au même endroit», explique Jørn, l’un des guides du Fram, agenouillé à quelques mètres, son fusil en bandoulière; au royaume de l’ours polaire, aucune escapade sur la terre ferme ne se fait sans moyen de tenir le mammifère à distance…
Richesses naturelles
A Ny-Ålesund, village de bois multicolore lové dans le bel Isfjord, personne ne sort sans armes à feu ou fusées de détresse luisantes et bruyantes. «Ici, toutes les portes doivent rester ouvertes. Cela permet à chacun, en cas de visite impromptue d’un ours – à l’inverse des 30 000 touristes qui débarquent chaque été selon une cadence précise –, de se réfugier dans les habitations pour donner l’alarme», rigole Roger Jacobsen, directeur de Kings Bay AS. Cette compagnie gère toutes les infrastructures du lieu, transformé en base de recherches scientifiques en 1968 à partir d’anciennes installations minières (LT du 17.6.2010); certaines ruines bruissent presque encore de l’activité des chariots rouillés et des courroies de tapis roulant laissés là.
Aujourd’hui, même si l’archipel est composé à plus de 60% de zones naturelles protégées, les charbonnages restent la raison d’être économique du Svalbard. «Dans la mine de Svea, le charbon est pur et de haute densité énergétique; il est revendu à prix d’or en Europe du Nord», abonde la géologue Marta Slubowska. Peu étonnant que plusieurs compagnies (norvégiennes, russes, allemandes, etc.) aient créé des installations en différents sites.
Mais tout change en 1925 lorsque la Norvège se voit confier la souveraineté des îles, les autres occupants, tels les Russes surtout, pouvant toutefois conserver leurs mines. «A condition qu’elles soient exploitées», précise Marta. Plusieurs ont ainsi été abandonnées. Villes fantômes figées comme autant de balafres de béton et de ferraille dans les gouaches majestueuses de cette nature douce et rude à la fois. Et la géologue de reprendre: «Le dilemme des compagnies est donc: produire beaucoup et vite? Ou moins et plus longtemps, mais à des coûts faramineux, avec cependant l’avantage de garder un pied au Svalbard.» Car aux portes d’un océan arctique de plus en plus convoité au fur et à mesure qu’il s’ouvre sous les effets des changements climatiques, le Svalbard acquiert une importance géostratégique croissante.
Alors que le Fram glisse encore davantage vers le nord, pour finalement dépasser le 80e parallèle aux abords de l’île annulaire de Moffen, où s’ébat une escouade de morses juvéniles, les paysages gagnent en splendeur ce qu’ils perdent en accessibilité directe. Qu’importe, sur le pont du navire, dans les frimas du soleil de minuit, les heures passent à observer les langues glaciaires lécher l’océan turquoise invariable, au fond des fjords perdus. En attendant que, dans un brusque fracas, un bloc de sérac, cathédrale de glace, s’effondre. Ou que, toujours, un ours polaire montre sa truffe…
A Longyearbyen
Longyearbyen, de retour au sud, sera atteinte avant la rencontre tant attendue. Capitale de la plus grande et seule île habitée, le Spitzberg, et hébergeant la plupart de ses 2400 habitants, cette cité de mineurs a été fondée en 1906 par l’un deux, l’Américain John Longyear. Aux alentours, les montagnes comptent autant de trous qu’une portion d’Emmental; des téléphériques à charbon, comme stoppés nets, servent encore de décors à cette bourgade pourtant moderne, avec son hôtel – le plus au nord du monde, cela va sans dire –, sa piscine municipale et son aéroport, qu’envahissent l’hiver des milliers de touristes mordus d’un ski nordique parfois pratiqué à la lumière des aurores boréales.
Trois points pixélisés
Dans les échoppes, souvenirs de bric et de broc, cartes postales et brochures alimentent l’imaginaire du visiteur venu pour voir de près l’ours blanc. «Comment, l’imaginaire? coupe un passager chinois, en montrant sur son appareil photo digital trois points pixélisés à peine moins blancs que leur environnement de glace. N’avez-vous pas vu la mère et ses deux oursons, l’autre jour, sur la banquise, dans le St Jonsfjord?» Si. Mais justement, de quoi rêver davantage: le trio se trouvait à un kilomètre ou deux. Juste assez, avec la meilleure longue-vue du Fram, pour au mieux deviner la démarche à l’amble de l’animal.
Au bord des quelques bouts de routes de l’île, des panneaux triangulaires rouges rappellent, en montrant sa silhouette blanche sur fond noir, que le plantigrade, parfois trop affamé ou simplement curieux, n’hésite pas à s’aventurer en ville. «Nous les chassons à l’aide des motoneiges, voire d’hélicoptères», confie Sigri Sandberg Meløy, auteure de livres pour enfants qui vit à Longyearbyen. Une preuve, s’il en fallait, que le carnassier n’a rien d’une Arlésienne. Et une raison supplémentaire pour rallier à nouveau ce théâtre du monde si sauvage et fascinant.