Il ne pouvait arriver à la tête du CERN à un meilleur moment. Le physicien allemand Rolf-Dieter Heuer va reprendre les rênes de l’Organisation européenne de recherches nucléaires à partir du 1er janvier 2009, alors que le LHC devrait tourner à plein régime. Rencontre.
Le Temps: Comment vous sentez-vous?
Rolf-Dieter Heuer: Confiant. Et chanceux, car l’ère qui s’ouvre s’annonce fantastique. Mais pas trop nerveux. Ou plutôt: je garde une certaine nervosité, mais en moi. Cette tension est nécessaire pour rester concentré, comme un acteur qui s’apprête à jouer. Mais je n’ai pas peur, sinon, je n’aurais pas accepté ce poste.
– Aucune crainte donc d’être avalé dans un trou noir ou de périr suite à tout autre événement étrange qu’une poignée de scientifiques accusent le LHC de pouvoir créer?
– Non, car il y a une science très claire derrière tout ce qu’on fait. Et maintes analyses ont confirmé qu’il n’y avait aucun danger pour le public. Le seul risque pour nous, c’est de perdre le contrôle du faisceau de protons, avec pour effet d’endommager la machine. Je suis en revanche inquiet du traitement que certains journalistes font de cette question: les articles ne sont parfois pas équilibrés. Or les faits sont là. En ce moment même, l’Univers réalise naturellement des milliards de milliards de fois le type d’expériences que nous allons mener: des rayons cosmiques d’une énergie plus folle que celle des faisceaux du LHC frappent les astres et la Terre, sans pour autant créer de voraces trous noirs. Et l’Univers est là depuis plus de 13 milliards d’années… C’est une bonne base d’assurance, non? Sur un blog, certaines personnes ont comparé tout cela au film Narnia, dans lequel une fillette ouvre une armoire et est propulsée dans un monde fantastique. Compte tenu du nombre d’armoires dans le monde, et du nombre de fois qu’elles sont ouvertes, il y a beaucoup plus de chances de tomber dans le monde de Narnia que de périr à cause du LHC. En fait, je trouve beaucoup plus intrigant de savoir qu’on ne comprend pour l’instant que 4% de l’Univers. Si l’on veut continuer à y vivre, ce serait donc mieux de le connaître, pour savoir de quoi il est fait, quelles sont les lois qui le gouvernent. C’est notre ambition.
– Le pape vous a-t-il déjà écrit pour vous féliciter du lancement du LHC? L’une de vos quêtes principales n’est-elle pas celle de «la particule de Dieu», le boson de Higgs…
-(Rires). Je n’aime pas trop cette expression, trop simplificatrice. Elle a été inventée par le Prix Nobel Leon Ledermann, un bon physicien doublé d’un excellent communicateur. Reste que cette particule est une pièce centrale du Modèle Standard, la théorie échafaudée depuis 40 ans pour expliquer le monde des particules.
– La découverte de ce boson de Higgs va révolutionner la physique. Comment la communiquerez-vous?
– C’est un point sensible. Le plus important sera d’éviter une fausse alarme. Mon travail principal, durant ces deux prochaines années au moins, sera éventuellement d’expliquer pourquoi nous n’avons encore rien trouvé… Car il faudra du temps pour confirmer, avec deux instruments au moins, que la découverte n’est pas liée à une fluctuation statistique des données. Or avant de disposer d’un mois d’exploitation du LHC, il faudra du temps pour calibrer les détecteurs et apprivoiser la machine. Je suis donc en discussion avec les chefs des principales expériences pour déterminer comment communiquer une «vraie» alarme.
– Il existe une concurrence entre ces groupes. Craignez-vous que l’un ou l’autre organise une fuite, sur un blog, pour attirer l’attention?
– Oui. C’est pourquoi il nous faut une stratégie claire, posée sur le papier. Je ne sais pas encore quelle mesure on pourrait prendre en cas de fuite. Mais si l’on a un engagement écrit de leur part, ses instigateurs pourraient être discrédités.
– Et si le boson de Higgs n’est pas découvert? Si rien n’est trouvé?
– Je serais très déçu. On sait qu’il manque la clé de voûte au Modèle Standard, soit un phénomène qui explique pourquoi les particules ont une masse. C’est le rôle du Higgs. Si on ne le trouve pas, cela devra forcément être autre chose. Peut-être pas un, mais plusieurs bosons – on parle de cinq…
– Mais se peut-il simplement que tout le modèle soit erroné?
– Si absolument rien n’apparaît aux énergies de collisions que nous allons engendrer, il y aura un problème. Mais je doute que tout le modèle soit faux, tant il a expliqué jusque-là le monde qui nous entoure avec une précision infime. Cela dit, si le Modèle Standard décrit bien le monde des basses énergies, autrement dit le catalogue des particules tel qu’on le connaît, on sait qu’il n’est plus entièrement valable pour des très hautes énergies. Il en va de même si on compare les mécaniques de Newton et d’Einstein: en considérant des vitesses basses, la théorie de Newton décrit bien le mouvement des corps. Par contre, lorsque l’on s’approche de la vitesse de la lumière, il faut appliquer les calculs relativistes d’Einstein.
– Quels sont les modèles alternatifs?
– Le mieux accepté, c’est celui de la supersymétrie (SUSY), qui crée un «monde des ombres»: chaque particule du Modèle Standard posséderait son double, beaucoup plus massif, et avec une fonction inversée.
Bon, vous me direz qu’il est un peu facile, pour les scientifiques, de doubler ainsi le nombre de particules possible parce qu’ils sont bloqués dans leur tentative d’expliquer le monde. Mais rappelez-vous Paul Dirac, qui a postulé en 1931 l’existence de l’antimatière, doublant d’un jour à l’autre le nombre de particules existantes. Et il a eu raison, ouvrant un vaste champ d’exploration! Avec la SUSY, on attend une révolution similaire. Mais le plus intéressant, c’est que cette théorie pourrait jeter une première lumière sur l’existence de cette énigmatique matière sombre qui occupe 25% de l’Univers.
– Et qu’en est-il de la théorie des cordes, selon laquelle les particules, au lieu d’être des objets ponctuels, seraient de minuscules cordes refermées sur elles-mêmes qui vibrent selon un mode précis dans un univers à 11 dimensions?
– Cette idée, qui repose en grande partie sur la SUSY, est très jolie pour les théoriciens, car les expérimentateurs n’ont pas les moyens pour l’instant de la vérifier.
– Parfois, à l’évocation de dimensions cachées, d’univers parallèles, le public tend à croire que les scientifiques mélangent un peu science et science-fiction pour maquiller leur impuissance à progresser…
-C’est de la science pure! J’admets par contre qu’il est très ardu, voire impossible d’imaginer tout cela. Prenons l’électron: c’est une particule ponctuelle, donc d’une seule dimension. Comment dès lors imaginer que cette particule ait des caractéristiques (spin, charge, etc.)? Ou regardez l’Univers, toutes ses étoiles: peut-on imaginer sa taille, soit dix milliards de milliards de milliards de mètres? Dans l’extrêmement grand comme dans l’extrêmement petit, il faut faire des efforts d’abstraction.
– Reste qu’il est parfois ardu d’expliquer l’utilité de vos travaux?
– Les gens nous comprennent jusqu’à un certain point. Ensuite ils avouent que cela semble très intéressant, mais difficile à suivre. Pour les convaincre, je n’hésite pas à dire que l’humanité ne serait pas où elle est sans la science au premier plan. Faust et Goethe déjà voulaient savoir de quoi le monde était fait dans ses parties les plus intimes. C’est ce qui me guidait quand j’étais étudiant. C’est aussi ce que les gens comprennent.
– Pour l’heure, en sciences, chaque réponse livre avec elle des dizaines de nouvelles questions. Pensez-vous qu’un jour cette tendance s’infléchira? Que l’on pourra boucler la boucle, et trouver cette fameuse «théorie de grande unification»?
– C’est de la spéculation, mais j’ai pour l’instant très peu d’indices forts permettant de l’affirmer.
– La «particule de Dieu». Les détecteurs sont des «cathédrales de la physique». Et certains médias, vu votre apparence, vous ont comparé à l’«évêque des physiciens». Y a-t-il un aspect mystique dans cette quête de savoirs?
– Je réponds non, peut-être parce que je deviens vieux. Je ne vois rien de mystique à se poser sans cesse de nouvelles questions. D’ailleurs, les physiciens ne se demandent pas «pourquoi?», mais «comment?». Nous laissons le «pour quoi?» aux philosophes et aux théologiens.