S’inspirer de la Nature pour imaginer des objets, des technologies, des villes: le thème d’une série d’articles durant tout l’été. Introduction et plongée avec la biologiste Janine Benyus dans les enjeux de ce domaine pas forcément nouveau, mais qui mobilise de plus en plus de scientifiques, d’ingénieurs, de designers et d’architectes dans le monde
«Biomimétisme». Un terme à la mode. Voire un concept à l’avenir incontournable, dans les mondes du design, des technologies, de l’urbanisme. C’est en tous les cas l’espoir de Janine Benyus, biologiste et spécialiste américaine des ressources naturelles et de leur durabilité.
Son livre Biomimicry, Innovation inspired by Nature, publié il y a déjà quelques années, sert de référence à ceux qui se lancent dans ce qui peut constituer, selon elle, une démarche salutaire pour la planète. Chaque mardi de l’été, Le Temps vous fera découvrir où se cache cette révolution industrielle. Mais avant, le point sur ses enjeux.
Le Temps: Comment définir le biomimétisme, aussi appelé «bionique»?
Janine Benyus: Il s’agit d’apprendre de la nature, puis, par émulation créative, d’utiliser les recettes, fonctions et stratégies décelées dans le monde naturel pour inspirer le design des objets mais aussi des systèmes de vie, comme les villes. Tout part souvent d’un défi technologique: vous vous demandez alors quels sont les organismes qui, dans la nature, ont résolu ce défi.
– Trois exemples emblématiques?
– L’un des plus célèbres est celui des feuilles de lotus, dont le revêtement est si hydrophobe que l’eau glisse sur elles; elles ont inspiré des surfaces autonettoyantes. Sinon, je m’intéresse aux nouvelles méthodes pour fabriquer du béton qui absorberait du CO2; c’est ce sur quoi travaille une société nommée Calera, avec succès. L’idée est inspirée des coraux, qui «absorbent» le CO2 de l’eau pour créer leur structure. Enfin, la firme Cambridge Biostability a développé un moyen pour stocker sans réfrigération – et donc en minimisant la consommation d’énergie – les vaccins et d’autres substances biologiques. Ceci en s’inspirant des processus qu’utilisent certaines graines pour rester inertes durant des années avant de germer, ou les tardigrades (de minuscules animaux) pour se placer dans un état proche de la mort, leur activité devenant quasi indécelable. Si vous souhaitez d’autres exemples, allez sur le site asknature.org. A l’aide de mots clés, on y cherche quelle fonction ou processus – par exemple l’élimination du sel – est assuré par tel ou tel organisme présent dans la nature.
– La nature a-t-elle réponse à tout?
– On ne peut bien sûr pas chercher nos valeurs sociales ou morales dans la nature. Mais concernant les objets et les technologies, il faut bien comprendre que le biomimétisme ne revient pas à copier scrupuleusement la Nature. Mais plutôt à extraire des principes de design et d’architecture qu’il s’agit d’adapter avec nos matériaux.
– En quoi ce domaine est-il nouveau? Léonard de Vinci, pour ses fantastiques machines, ne s’inspirait-il pas déjà de ce qu’il observait dans la nature, des oiseaux par exemple?
– Oui, les hommes imitent leur environnement vivant depuis qu’ils sont sur Terre. Très tôt, l’Homo sapiens a ainsi copié les animaux en utilisant des fourrures pour se protéger du froid. Par contre, désormais, ce ne sont plus seulement des génies individuels qui s’adonnent au biomimétisme. Une nouvelle discipline se développe; des milliers de personnes, d’étudiants se lancent, dans les milieux académiques autant qu’industriels.
– Quels sont les facteurs qui ont permis ce changement?
– Les nouvelles technologies d’imagerie, qui permettent d’observer l’architecture de la matière à l’échelle nanoscopique, les techniques de micro-assemblage, les méthodes d’étude des mécanismes biochimiques, comme la photosynthèse, ont permis d’approcher la matière avec un regard inédit.
D’autre part, nous réalisons que nous commençons à souffrir des conséquences inattendues de notre mode de vie industriel (les produits chimiques qui nous empoisonnent, les émissions de CO2qui induisent le changement climatique, etc.). Il y a donc un désir de créer des objets et des technologies qui s’ajustent à la vie sur Terre, voire qui offrent des conditions encore plus favorables à son développement.
– Mais est-il possible de revenir en arrière, de freiner voire de «dévier» le développement industriel?
– Absolument. Il est impératif qu’on y arrive. On ne va pas revenir totalement en arrière, mais avancer dans une nouvelle direction. Par exemple en développant des villes plus «performantes». Prenez une forêt de chênes particulière (oak-hickory, en anglais) qu’on trouve aux Etats-Unis: tous les organismes participent à perpétuer cet écosystème, en aidant à enrichir son sol, à purifier l’air ou l’eau, et tout cela en satisfaisant à leurs propres besoins. De plus cette forêt dispose d’un système de refroidissement qui fait que la température y est agréable. Autant de «services» que fournit cet écosystème tout en s’autogérant. Dans les villes, il n’y a pas grand-chose de tout cela: celles-ci fournissent peu de services, mais consomment énormément d’énergie. Or on pourrait changer cela, en s’inspirant davantage des modèles d’écosystèmes naturels. Par exemple justement en construisant les immeubles avec du béton qui absorberait et stockerait le CO2. C’est ce genre de performances écologiques (purifier l’eau, rafraîchir l’air, recycler tous les déchets, etc.) qu’on devrait demander aux villes. Pour ce faire ont été créés des «standards de performance écologique»: l’idée est d’atteindre ou de dépasser les services fournis par l’écosystème présent originellement. Nous testons ce concept sur une ville en Inde, qui a 20 ans pour atteindre ces standards.
– Un de vos autres thèmes de réflexion favoris est l’agriculture…
– Notre système d’agriculture est devenu très brutal. Les cultures dépendent entièrement de l’homme pour leur fertilité (grâce aux engrais) ou pour se protéger des fléaux (nous épandons des insecticides). Mais c’est une impasse. On va bientôt manquer de phosphore extrait des mines, qui compose ces engrais… Observez une prairie naturelle: elle n’a pas besoin d’engrais, sait se prémunir des parasites, possède un sol sain. Et ses plantes repoussent chaque année après l’hiver. Or la plupart des végétaux que nous cultivons pouvaient hiverner dans les sols, mais nous avons changé cela. Des chercheurs du Land Institute (à Salina, Etats-Unis) travaillent ainsi à recréer des types de blé pérenne… Par ailleurs, nous recourrons souvent aux monocultures, ce qui rend justement la vie facile aux parasites. Tandis qu’en milieux naturels, il y a des centaines d’espèces vivant en symbiose au même endroit. L’idée est donc de planter plusieurs types de végétaux, par étages, comme dans les forêts vierges, avec par exemple des baies proches du sol, avec au milieu des noyers, etc. On disposerait ainsi d’une agriculture plus robuste.
– Il faut, selon vous, développer une nouvelle relation avec la nature…
– La vie sur Terre existe depuis 3,8 milliards d’années, H. sapiens depuis 200 000 ans. Nous sommes une espèce très jeune. Mais notre volumineux cerveau a la capacité d’imiter, de choisir nos maîtres: il est dès lors possible de développer des technologies en redécouvrant celles qui ont été éprouvées par la nature depuis la nuit des temps. Or nous sommes au stade infantile dans cette démarche.
– Y a-t-il urgence?
– L’humanité se dirige vers une sorte d’entonnoir de l’évolution, à travers lequel toutes les espèces ne vont pas passer. Nous allons vers des dislocations écologiques majeures. Donc oui, il y a urgence. C’est pourquoi je m’intéresse désormais aux solutions, pourquoi j’ai décidé de travailler avec les designers, les architectes, de les mettre en contacts fertiles avec les biologistes. Car ce sont les premiers qui nous donnent les produits que l’on finit par choisir dans le commerce. Beaucoup de gens se disent prêts à changer le monde. Pour cela, il faut leur présenter de nouvelles manières de le faire. Il faut ainsi, grâce au biomimétisme, réécrire l’histoire des choses.