Installer des panneaux solaires sur un lac de barrage en montagne pour produire de l’électricité : le projet pilote du Lac des Toules sur la route du col du Grand-Saint-Bernard – une première mondiale ! – est à bout touchant. Mené par Romande Energie, l’assemblage des structures photovoltaïques (PV) vient de débuter; elles devraient être mises à flot ces prochains jours par hélicoptère.
Pourquoi c’est intéressant. Installer des panneaux solaires en montagne est particulièrement intéressant, vu l’intensité de l’ensoleillement. Pouvoir le faire sur une surface plane n’est pas réalisable partout. Certains lacs de barrage se prêtent toutefois bien à l’expérimentation. L’installation pilote du Lac des Toules devrait pouvoir produire jusqu’à 818 MWh, soit l’équivalant de la consommation annuelle de plus de 220 ménages. Mais le défi technologique reste entier, sans parler de l’impact visuel sur le paysage.
Poser des structures photovoltaïques sur des étendues d’eau n’est pas nouveau. Il en existe ainsi sur des bassins d’épuration (à Walton-on-Thames, en Grande-Bretagne) ou sur des réservoirs d’irrigation (à Takaoka, au Japon). Le faire sur les lacs de montagne est plus complexe :
- Les conditions météorologiques sont souvent extrêmes (-25°C à +30°C au Lac des Toules, et des vents pouvant atteindre 120 km/h), avec des impacts possibles sur le matériel
- L’accès n’est pas toujours aisé
- Le niveau du lac (de barrage) peut varier, et sa surface se transformer en glace l’hiver
- Il s’agit ensuite d’acheminer l’électricité produite jusqu’en plaine où celle-ci sera consommée, avec une perte moyenne de 1% par centaine de kilomètres
Les avantages. Selon Guillaume Fuchs, chef du projet à Romande Energie, qui le présentait lors du Moving Mountains Forum aux Diablerets le 6 septembre dernier, l’impact sur le paysage est somme toute limité, par rapport à la plaine; on se trouve déjà sur un lac artificiellement créé. Mais surtout, la productivité d’électricité est plus élevée.
En effet, le fait d’être en altitude augmente la quantité d’énergie solaire transformée en électricité. Selon les valeurs des ingénieurs, obtenues à l’aide d’une structure pilote installée sur site au sol en 2013, le gain est de 20% par rapport à la plaine (en chiffres: 1400 kWh/kWc au Toules, contre 1150 kWh/kWc en moyenne Suisse).
Mieux, l’idée est même d’installer des panneaux solaires bifaces, qui bénéficieraient non seulement de l’ensoleillement direct, mais aussi de la lumière réfléchie, sur l’eau en été, la glace ou la neige en hiver. «Dans ce cas, le gain va jusqu’à 50% par rapport à la plaine», avance Guillaume Fuchs, ce qui correspond à ce que produiraient de tels panneaux s’ils étaient installés en Afrique du Nord (soit 1800 kWh/kWc). Enfin, autre avantage de ces panneaux bifaces: vu qu’ils sont chauffés par dessous par les rayons solaires réfléchis, ils se libèrent rapidement de la neige qui pourrait les recouvrir en hiver, ce qui permet l’économie d’une intervention humaine.
Ce qui est installé ces jours. Les ingénieurs et ouvriers de Romande Energie connectent sur les berges du Lac des Toules 36 radeaux flottants en alliage aluminium et polyéthylène haute densité, pour une surface totale de 2240 m2; 35 supportent des panneaux solaires, et le dernier un ondulateur et un transformateur, pour immédiatement et localement produire l’électricité.
Au mois de mars dernier, en profitant du niveau extrêmement bas du lac, les câbles électriques et les structures d’attache avaient déjà été posés.
François Vuille, directeur de l’énergie au sein de la Direction générale de l’environnement du Canton de Vaud et membre du Conseil d’administration de Romande Energie:
«Pendant deux ans, l’objectif de ce projet pilote est de mesurer la quantité d’énergie produite et son coût afin de tester la faisabilité technique et économique de cette technologie. Cela nous permettra de déterminer d’une part si cet engagement au Lac des Toules est rentable et dans quel contexte géographique cette technologie peut être compétitive.»
Si c’est le cas, le nombre de structures flottantes aux Toules pourrait passer à 1053 au total dès 2021 – «à confirmer», dit Guillaume Fuchs –, de quoi générer, selon l’ingénieur, une puissance totale de 12 à 18 MWc (à un horizon de 25 ans) et une production d’électricité de 25 à 50 GWh, soit l’équivalent de la consommation de 6100 à 13’900 ménages. A titre de comparaison, l’hydroélectricité produite par le barrage des Toules attenant est annuellement de 100 GWh.
L’avis de l’expert externe. Gianni Operto, président de l’Association suisse de l’économie des énergies renouvelables:
«L’idée de mettre des panneaux PV sur des surfaces d’eau en Suisse n’est pas nouvelle; sur un lac dont le niveau varie, c’est par contre le cas. Il y a eu des projets sur le Lac de Sihl, près d’Einsiedeln, ou sur le Lac Léman. Mais jadis, le coût du kWh, environ 1.50 franc, ainsi que le prix élevé des panneaux PV, surtout bifaces, ceci couplé aux charges supplémentaires de vouloir les installer sur l’eau, ont vite eu fait de freiner ces idées. Aujourd’hui c’est différent, ces technologies étant devenues toutes financièrement abordables. C’est en ce sens que ce projet du Lac de Thoules est très prometteur. Lorsqu’on verra que cela fonctionne et qu’il y a de l’argent à faire, il y aura davantage d’initiatives de ce genre.»
Le nuage dans le ciel bleu. De l’avis de nombreux observateurs, et même des initiateurs du projet, il est certain que couvrir un lac de montagne de panneaux solaires flottants à un impact visuel sur le paysage. François Vuille :
«Le site du Lac des Toules est idéal dans le sens qu’il est peu visible dans un lieu encaissé en aval de la galerie du Grand-Saint-Bernard, qu’il n’est pas très fréquenté par les touristes mais dispose d’un accès facile. Cela dit, la question de l’impact visuel, indéniable, va inévitablement venir, d’autant si l’intention est de généraliser ce genre de projet.»
Le contexte économique suisse. Le 11 septembre dernier, Romande Energie a publié ses chiffres du premier semestre 2019, qui ont vu son bénéfice net diminuer de plus de moitié au premier semestre, en raison de sa participation indirect dans Alpiq, société productrice d’électricité notamment hydraulique, qui a subi une lourde perte. Selon les dires mêmes du groupe, qui évolue dans un environnement incertain, les perspective s’annoncent «floues». «Nous aimerions investir davantage dans le renouvelable en Suisse, mais les incertitudes juridiques nous obligent à nous tourner vers l’étranger, notamment dans les parcs éoliens en France», a indiqué à l’agence de presse AWP Christian Petit, le nouveau directeur générale, en référence notamment au dossier des éoliennes de Sainte-Croix pendant devant le Tribunal fédéral. Avant de qualifier le projet du Lac de Toules de «très novateur».
Le contexte économique global. Selon un rapport de Wood Mckenzie Power&Renewables publié le 19 septembre 2019, et décrit sur le site greentechmedia, quelque 2.4 GW d’installations photovoltaïques flottantes devraient avoir été installées dans le monde d’ici fin 2019. Et la demande, dans ce domaine du solaire flottant, va augmenter environ de 22% par année entre 2019 et 2024.
L’avenir. Guillaume Fuchs :
«Si les tests de ce parc de démonstrations des Toules sont probants, nous avons déjà fait une évaluation de la possibilité de répliquer ces installations ailleurs : sur la centaine de lacs de montagne en Suisse, une dizaine s’y prêteraient bien.»
Pour François Vuille, quoi qu’il arrive, les tests menés au Lac des Toules seront utiles à la communauté scientifique :
«Il existe de nombreux endroits dans le monde, dans des régions plus chaudes que les Alpes, où couvrir des surfaces d’eau constitue une excellente idée, surtout pour amoindrir l’évaporation, mais aussi parce que l’eau permet de refroidir les panneaux solaires qui la couvriraient.»