«Je crois que cette curiosité qu’a l’homme à propos de l’exploration de l’Univers est intrinsèque, qu’il est impossible de s’en priver. Imaginez une société qui renoncerait à toute curiosité, et ramènerait ses préoccupations uniquement à ce qui est utilitaire…»
La phrase est prononcée avec autant de calme que de passion, par un fringant quinquagénaire barbu aux lunettes rondes au jeune adulte que j’étais alors, en novembre 2000. Mais je m’en souviens comme si c’était hier. Pour ma première rencontre avec lui, en vue d’un article dans La Liberté, Michel Mayor me racontait sa vie et ses envies d’astronome, dans les sous-sols de l’Observatoire de Genève.
Journaliste stagiaire, je l’interviewais parce qu’il venait d’être récompensé, avec son acolyte et ancien doctorant Didier Queloz, par le Prix Balzan, le plaçant ainsi dans l’une des anti-chambres du Nobel qu’il a si brillamment reçu ce 8 octobre 2019. Modeste mais déterminé, malicieux et badin, m’emportant avec aise dans ses explications astronomiques, il a mis peu de temps à me convaincre qu’avec la découverte qui le mettait à nouveau sous les projecteurs ce jour-là –celle, annoncée en 1995, de la première planète tournant autour d’une étoile autre que le Soleil, nommée «51 Pegasi b»– s’ouvrait un champ de découvertes faramineux pour les décennies à venir: l’exoplanétologie. Un domaine dont les principaux protagonistes, lui en tête, travaillaient à quelques kilomètres de Genève, dans leur observatoire un peu poussiéreux lové dans la forêt de Sauverny. Et que moi, passé au printemps 2004 responsable des Sciences au quotidien Le Temps, j’étais… leur voisin. Les années qui suivirent n’ont fait que confirmer ce sentiment de privilège de pouvoir côtoyer ces découvreurs de nouveaux mondes, tant les annonces de nouvelles exoplanètes sont, depuis, apparues aussi nombreuses que les étoiles au crépuscule.
En 2005, justement sous un ciel étoilé, celui de la Provence, j’ai presque pu revivre la scène à l’origine du succès de ce 8 octobre 2019. Dans l’Observatoire de Haute-Provence où il faisait ses nuits d’observation au pied du spectrographe ELODIE, installé sur l’un des télescopes du lieu, Didier Queloz raconte quasiment au mot et au sentiment près le tressaillement de curiosité puis de joie qu’il a ressenti, cette nuit de novembre 1994, en voyant le signal d’oscillation capté en provenance de l’étoile 51 Pegasi. Alors jeune doctorant, il explique avoir sauté sur son téléphone pour appeler son mentor et professeur, Michel Mayor, alors en conférence à Hawaï. C’était quasiment acquis: voilà la signature spectrale de la rotation d’un corps céleste autour de l’étoile ciblée! Cette nuit d’août 2005, dans la pénombre, Didier Queloz vibrait comme dix ans plus tôt.
En 1995, la nouvelle fait la Une de la revue Nature. Et déclenche un raz-de-marée autant scientifique que médiatique. Plusieurs groupes s’engouffrent dans la brèche de recherches ouverte par les astronomes genevois. A tel point qu’une concurrence très vive s’installe entre certains d’entre eux, notamment celui de l’Américain Goeffrey Marcy, à l’Université de Californie, alors aussi sur le point de faire des annonces tonitruantes. C’est à quel groupe allait révéler le premier telle ou telle découverte en grillant la politesse à ses concurrents… Une course tendue dont raffolent évidemment les médias, que les scientifiques n’hésitent pas à tenter d’influencer.
Souvent questionné sur ce sujet, Michel Mayor réussit toujours à s’en sortir avec la même pirouette, comme dans cet interview en 2001 au Temps: «Non, nous nous entendons bien!» Avant d’ajouter: «En revanche, je suis souvent irrité par les médias américains, dont les propos sont régulièrement biaisés. Par exemple, la NASA annonçait récemment la découverte de deux systèmes planétaires que nous avions déjà présentés à Manchester il y a six mois… Cette agence a parfois une manière totalement inélégante de traiter les groupes de recherche européens, elle a une telle soif de visibilité sur le marché américain qu’elle déroge aux règles élémentaires de l’objectivité.»
La tension atteint un de ses paroxysmes avec la publication, en 2004, de ce qui constituait alors la première image directe (très floue – un point rouge indicible) d’une exoplanète autour de son étoile.
Et voilà donc que, en cet été 2005, tous ces chasseurs d’exoplanètes se retrouvent dans la garigue de Saint-Michel L’Observatoire, pour fêter les 10 ans de la découverte de 51 Pegasi b, la première planète extrasolaire. «A l’époque, la tension était à son comble, me confiait sur place Debra Fischer, membre du groupe américain. Mais, depuis, de l’eau a coulé sous les ponts.» Tous les scientifiques du domaine disent alors avancer dans une saine émulation. Mais si jadis une très large partie de la communauté voyait dans le trio Mayor-Quéloz-Marcy des futurs vainqueurs du Prix Nobel de physique, le comité de Stockholm en a décidé autrement aujourd’hui. Que Geoffrey Marcy ait entre-temps été accusé de harcèlement sexuel, ce qui l’a conduit à démissionner de son poste, a peut-être pesé en sa défaveur.
En 2000 déjà, lors de ce notre première rencontre, Michel Mayor n’hésitait pas à souligner la détermination pour laquelle il est récompensé aujourd’hui: «Dès 1994, nous avons construit un télescope très puissant, uniquement dans le but de découvrir la première exoplanète. Ainsi, je dirais que la part de chance était nulle.»
Puis en 2008, alors qu’il prenait «officiellement » sa retraite académique: «En soi, notre découverte ne constituait pas une rupture. On savait que ces exoplanètes devaient bien exister. Mais on ne cherchait jusque-là pas au bon endroit ni avec la bonne méthode. Bien sûr, nous sommes contents d’avoir participé à débloquer la situation. Mais nous savons aussi que nous avons tiré le bon numéro à la loterie. Y gagner ne signifie pas que nous ayons été plus malins que nos homologues qui tentaient aussi leur chance. Notre fierté est d’avoir maintenu notre opiniâtreté à affronter des théories établies. En fait, depuis une décennie, la vraie surprise, c’est d’avoir mis au jour un tel bestiaire d’exoplanètes, petites ou immenses, rocheuses ou gaseuses, proches ou distantes de leur étoile.»
Et c’est peu dire. La chasse prend vite une dimension totalement mondiale. Même avec un Michel Mayor retraité – «Ma passion ne s’émousse pas. Je continue mes recherches. La pression reste énorme. Il y a toujours à faire, s’occuper des mesures, donner des conférences, répondre aux journalistes…», assure-t-il –, les chercheurs de l’Observatoire de Genève continuent à avoir une longueur d’avance. Ce sont eux qui annoncent en 2009 la découverte de la première exoplanète rocheuse.
Sur le plan suisse par contre, la proposition de créer un Pôle de recherche national (PRN) sur les exoplanètes à Genève n’est pas sélectionnée à Berne. Michel Mayor se fait aussi plus rare : «Pour vivre heureux, vivons cachés ». Et en 2012, Didier Queloz décide de quitter Genève, pour la prestigieuse université de Cambridge, où il est encore aujourd’hui, tout en gardant encore un pied à terre dans l’Alma Mater genevoise.
La non-sélection, en 2008, du Pôle de recherche national (PRN) consacré aux exoplanètes a-t-elle pesé dans la balance pour sa décision, lui demandé-je? «Je n’en sais rien. Par contre, la science est faite d’opportunités qu’il faut saisir. Je ne me focalise pas sur le passé. Et ce changement d’institution constitue aussi un changement de dynamique intellectuelle, une opportunité remarquable.» Pour le recteur de l’Université de Genève d’alors, Jean-Dominique Vassali, c’était «d’abord une fierté de voir un de ses anciens doctorants être choisi par l’Université où a œuvré Newton. Le département d’astronomie de notre université est déjà grand, et contient d’autres chercheurs de renom. Notre Alma mater couvre un large spectre de disciplines. Il ne serait pas raisonnable de créer un déséquilibre en privilégiant trop un domaine particulier. Bien sûr, on ne souhaite jamais perdre quelqu’un comme Didier Queloz. Nous préférons alors partager. La solution trouvée est la meilleure possible, puisque nous pourrons développer des collaborations privilégiées avec Cambridge.»
Bien lui en a peut-être pris. Avec un Didier Queloz en « consultant de luxe » de Grande-Bretagne, qui n’oublie pas sa région genevoise puisqu’il n’hésite pas à s’impliquer pour défendre les cultures du fameux cardon genevois, et un Michel Mayor jamais très loin, l’Observatoire de Genève se renouvelle. Fait la place à d’autres astronomes dynamiques et brillants (Stéphane Udry, Francesco Pepe entre autres). Développe des projets fantastiques, dont le spectrographe Espresso installé sur l’immense complexe de télescopes VLT au Chili. Décroche finalement, en collaboration avec l’Université de Berne, le PRN PlanetS refusé en 2008. Et, dans ce même cadre, voit son projet de mission Cheops choisi par l’Agence spatiale européenne (ESA) ; ce premier satellite entièrement développé en Suisse sera lancé mi-décembre pour caractériser certaines exoplanètes.
Aujourd’hui, avec un zoo de 4118 exoplanètes au tableau de chasse, dont la diversité ne cesse d’étonner ceux qui tentent de modéliser leur formation, la quête se précise. En attendant les prochains grands télescopes spatiaux, comme le James Webb, les scientifiques affinent leurs techniques pour étudier l’atmosphère de ces planètes très lointaines. Dans l’espoir d’y trouver une signature indiscutable d’une forme de vie extraterrestre, sous forme des gaz emblématiques que sont le CO2, l’oxygène ou la vapeur d’eau.
Alors que je l’interrogeais à ce sujet en 2015 dans le Temps, Didier Queloz répondit : « C’est une question complexe à laquelle on va effectivement bientôt toucher. Mais l’astrophysique y contribuera de manière partielle seulement. Car c’est sur Terre que l’on recrée des modèles et des expériences de simulation d’apparition de la vie sur notre planète. Et on y est presque… On va ensuite aller chercher des traces de vie d’abord dans le système solaire, sur des lunes saturnienne ou jovienne, telles Encélade ou Europe. D’autre part, la recherche sur des organismes vivant en milieux extrêmes (ou extrêmophiles) devrait permettre d’identifier des moments-clé dans l’évolution de la vie. Ce qui est sûr, c’est que, dans cette quête de vie extraterrestre, il y aura un basculement de la seule thématique de l’astrophysique vers une démarche beaucoup plus générale. En fait, Michel Mayor et moi avons initié toute une nouvelle science, celle qui étudie la vie dans l’Univers. »