Les premiers composants suisses importants du réacteur expérimental de fusion thermonucléaire ITER, à Cadarache (Sud de la France), viennent d’être livrés. Il s’agit de systèmes d’alimentation électrique novateurs à très haute tension fournis par la société spécialisée Ampegon, basée près de Baden (Argovie).
Pourquoi c’est important. Ces dispositifs électriques constituent des éléments absolument cruciaux dans la chaîne d’installations qui doit provoquer et entretenir les conditions propices à la fusion nucléaire. Le réacteur ITER, projet à 15 milliards d’euros, est construit pour démontrer la faisabilité de ce mode de production d’énergie propre annoncé comme révolutionnaire pour les décennies à venir.
Comment va fonctionner ITER. Le principe est simple, du moins sur le papier:
- Au contraire de la fission nucléaire, qu’exploitent les centrales actuelles et qui consiste à casser des atomes d’uranium pour relâcher de l’énergie, un réacteur comme ITER doit faire fusionner des noyaux atomiques, en l’occurrence du deutérium et du tritium, deux formes particulières (isotopes) de l’hydrogène, mais sans produire les déchets nucléaires bien encombrants des centrales nucléaires classiques.
- Cette fusion, dégage des quantités phénoménales d’énergie, beaucoup plus que la fission. Elle intervient au sein d’un «plasma», souvent appelé «quatrième état de la matière» (après les états solide, liquide et gazeux) et qui est une sorte de «soupe» formée d’électrons et de noyaux atomiques se déplaçant librement.
- Pour que la fusion nucléaire ait lieu, il faut que ce plasma soit lui-même chauffé en environ 150 millions de degrés °C!
- Pour ce faire, les physiciens utilisent des micro-ondes – un peu comme dans les fours du même nom, mais à une échelle bien plus importante.
- Ces systèmes de génération de micro-ondes, appelés gyrotrons, doivent être alimentés avec du courant électrique pulsé de très haute tension (55’000 volt et 110 ampères), et cela de manière extrêmement stable dans le temps, avec une très grande précision.
La contribution d’Ampegon. Jadis une référence dans les systèmes de télédiffusion de radiofréquences (comme ceux qu’utilisent les radios), la société installée à Turgi s’est récemment spécialisée dans les composants générant des micro-ondes à large échelle, adaptées aux grandes installations expérimentales de physique.
Sollicitée par Fusion for Energy (F4E), l’organe de l’Union européenne responsable de la contribution de l’UE au réacteur thermonucléaire expérimental ITER, elle a développé des amplificateurs de puissance inédits, dont le premier (sur les huit commandés) vient d’être acheminé sur le chantier de Cadarache.
Les difficultés du projet. Michael Bader, responsable du projet chez Ampegon :
«Il faut bien comprendre que ITER ne peut pas simplement être connecté au réseau électrique standard. Le réacteur a besoin, pour alimenter les gyrotrons qui chaufferont le plasma, de courant électrique à très haute tension et de forte intensité, qui devra être injecté suivant des impulsions précises à la dizaine de micro-secondes près. Pour atteindre les spécifications requises pour ITER, nous avons dû développer à l’extrême les technologies existantes.»
Pour mettre en lumière la complexité de la tâche, Simon Keens, responsable marketing, explique que chacun des huit éléments commandés à Ampegon produira environ une puissance de 6 MW, soit au total 48 MW – l’équivalent de la consommation d’électricité des foyers d’une ville de 270’000 habitants. Mais en même temps, la précision requise est inédite:
«La marge de dispersion d’énergie tolérée au sein des gyrotrons (sous peine que ceux-ci ne subissent un court-circuit fatal, et doivent être remplacés à coûts de millions d’euros) est équivalent à l’énergie nécessaire pour augmenter la température d’un verre d’eau d’un seul degré. Cela illustre à quel point nos dispositifs doivent être fiables et précisément calibrés.»
Ceci sans même évoquer la nécessité de rester compétitif économiquement, tout en se pliant à des interactions très exigeantes mais indispensables avec les équipes techniques d’ITER. Chaque composant du futur réacteur doit en effet être caractérisé dans ses moindres détails afin d’évaluer les impacts potentiels sur l’installation entière en cas de défaillance. Simon Keens admet :
«Nous en sommes à un niveau de complexité jamais expérimenté jusque-là.»
L’avis de l’expert. Yves Martin, adjoint du directeur du Swiss Plasma Center de l’EPFL qui collabore directement au projet ITER:
«Si l’on n’évoque pas de plus petites contributions venant aussi de Suisse (vannes, capteurs, etc.), les amplificateurs de courant d’Ampegon sont la première grosse contribution suisse au projet ITER à être livrée.
Cette société, avec laquelle nous avions collaboré pour le tokamak de l’EPFL, est à la pointe mondiale dans son domaine. Mettre au point des dispositifs générant des courants élevés à très haute tension n’est jamais aisé, encore moins si l’on tient compte des spécifications requises pour ITER. Là, nous sommes même dans un domaine où la qualité suisse contrebalance des coûts un peu plus élevés.»
L’importance pour la Suisse. Selon Michael Hubner de l’EPFL, officier de liaison industriel pour la Suisse auprès d’ITER, ce succès n’est pas si étonnant, tant l’électronique de puissance demeure l’un des secteurs techno-industriels forts de la Suisse, au même titre que la mécanique de précision, l’optique ou encore la cryogénie.
«Il s’agit d’un héritage, dans la région zurichoise, de l’entreprise Brown Boveri&Cie (aujourd’hui ABB): il y a là-bas un fort pôle de compétences en la matière, dont fait partie Ampegon. Sa contribution, à travers ces pièces stratégiques, est une réelle réussite, et porte haut les couleurs de l’industrie suisse dans ITER.»
Surtout, le contrat de quelque 11,5 millions d’euros que la société argovienne a décroché auprès d’ITER, profite à la Suisse, qui a investi environ 200 millions d’euros sur dix ans dans ce projet pharaonique. Et l’officier de liaison de détailler:
«Nous ne sommes absolument pas à plaindre, car notre pays a déjà compensé, à travers des contrats industriels, environ 70% de sa contribution financière».
La suite d’ITER.
- Si le chantier se déroule comme prévu, le premier plasma pourrait être crée vers 2025 dans cette machine qui – il faut le rappeler – n’est pas encore un prototype commercialisable de réacteur thermonucléaire de fusion nucléaire, mais doit simplement montrer que ce principe de production d’énergie peut être dominé et exploité. La première fusion nucléaire dans ITER devrait avoir lieu, elle, une décennie plus tard.
- Pour l’heure, les initiateurs du projet (UE, Inde, Japon, Corée du Sud, Russie, Chine et États-Unis) croient encore à cette feuille de route, quand bien même le projet a pris beaucoup de retard dans les années 2000 et son budget explosé, passant de 5 milliards d’euros à l’origine à près de 20 aujourd’hui. La Suisse, elle, participe à travers Euratom, la Communauté européenne de l’énergie atomique à laquelle elle est associée.
- Si ITER fait ses preuves, un prototype de réacteur visant une exploitation industrielle et commercial, souvent nommé DEMO, pourrait être construit, mais probablement pas avant la deuxième moitié de ce siècle. Comme l’indique le site d’ITER:
«DEMO sera peut-être, à l’image d’ITER, le fruit d’une collaboration internationale. Ou pas. Pour l’heure, chacun des membres d’ITER a d’ores et déjà défini les grandes lignes de ce que pourrait être son propre DEMO.»