La glace de la mer des Tchouktches, en bordure de l’océan Arctique, peine très fortement à se reformer en ce début d’hiver. De quoi susciter un certain émoi parmi les experts sur les réseaux sociaux, où cette information est parue et a été longuement commentée. Selon les mesures, la surface d’eau gelée est la plus faible depuis l’enregistrement des données par satellite, en 1979.
Pourquoi c’est important. Cette vaste étendue d’eau, située au-dessus du détroit de Béring — entre les Etats-Unis et la Russie — est, pour les scientifiques, l’un des indicateurs importants des effets des changements climatiques dans l’Arctique. Qu’elle ne gèle pas aussi rapidement que par le passé est un signe clair de plus que le réchauffement y est extrêmement marqué, et pourrait bientôt s’emballer – même si cette observation ne permet pas de tirer des conclusions pour tout l’Arctique.
Les données. La surface des glaces est mesurée quasi en continu par des satellites, et relayée notamment par le National Snow and Ice Data Center (NSIDC), basé à Boulder (Etats-Unis). Cette année, la banquise y mesurait seulement quelque 50’000 km2 à fin octobre, soit trois fois moins qu’en 2007 par exemple, qui représentait jusque-là le minimum observé.
Doctorant à l’Université américaine Cornell, Zachary Labe met, lui, en courbes ces données et les publie notamment sur Twitter. Comme sur ce graphe de la semaine dernière, laissant supposer que la glace ne se reformait pas. De quoi susciter l’étonnement de plusieurs expert de l’Arctique, comme Mikaa Mered, professeur de géopolitique des zones arctique et antarctique à l’Institut libre d’étude des relations internationales (ILERI), à Paris.
Une relative surprise confirmée par les spécialistes sur place, comme Rick Thomas, climatologue au National Weather Service américain: «A l’ouest de l’Alaska, tout le monde se demande où est la glace. Et elle est encore très au nord de la mer de Tchouktches», explique-t-il au site spécialisé ArcticToday.
Zackary Labe confie à Heidi.news, nouveau graphe à l’appui, riche des toutes dernières données:
«Depuis, la baisse saisonnière des températures fait que la glace commence gentiment à se former dans cette région côtière de l’Alaska.»
Selon lui, la situation n’en reste pas moins très inquiétante:
«Le retard dans la formation de la glace empêchera cette dernière de s’épaissir suffisamment, comme lors des hivers précédents. Cela va rendre la future banquise plus vulnérable aux événements climatiques extrêmes, comme les tempêtes qui surviennent dans le Grand Nord.»
De quoi la faire disparaître encore plus rapidement au printemps, et accentuer les processus de réchauffement dû à l’albédo, le blanc de la banquise réfléchissant davantage le rayonnement du Soleil que les eaux.
Le phénomène. Ce terme définit le pouvoir réfléchissant d’une surface, à savoir le rapport de l’énergie lumineuse réfléchie à l’énergie lumineuse incidente. L’albédo est ainsi proche de 1 pour la neige, un peu moins pour la glace, mais il n’est que de 0,05 à 0,15 pour la surface de la mer, très sombre. Or un corps noir absorbe beaucoup plus de chaleur. Une mer libre de glace se réchauffera ainsi beaucoup plus vite que la banquise. Et tout le processus de s’accélérer, comme le confirme Mikaa Mered:
«C’est en gros ce qui est déjà observé: une fonte de plus en plus rapide, un regel de moins en moins important et précoce, une mer plus longtemps sans glace et qui absorbe plus de chaleur, ce qui accentue la fonte, etc…»
Ce rôle dominant de la réduction de l’albédo, à travers l’ouverture de surfaces d’eau additionnelles en Arctique, pour expliquer le réchauffement vient d’ailleurs, ce 11 novembre, d’être confirmé dans une étude publiée dans la revue PNAS. Elle contredit une théorie jusque-là en vogue, selon laquelle des suies de combustion industrielles générées à de plus basses latitudes, poussées vers le Nord par les vents seraient en cause. L’idée était qu’en noircissant les surfaces (neige, glace), elles auraient pu entraîner une plus grande absorption de chaleur.
L’explication scientifique. Selon Konrad Steffen, directeur de l’Institut WSL et expert de l’Arctique, trois raisons peuvent sous-tendre ce phénomène:
- Une augmentation de la couverture nuageuse sur l’Arctique, due elle-même à un climat plus chaud, et qui retarde la survenue de températures très basses
- De l’eau chaude entrant dans la mer des Tchouktche par le détroit de Béring. «Et comme cette dernière n’est pas très profonde – 150 m environ – l’ensemble a besoin de plus de temps pour refroidir.»
- Le gyre qui fait tourner l’océan glacial arctique ralentirait, ce qui ferait que les glaces du pôle Nord, au lieu de descendre vers le détroit de Béring, seraient poussée à l’opposé, vers l’océan Atlantique. Une explication à laquelle adhère aussi Zachary Labe. «Mais cela fait encore l’objet de moult recherches scientifiques», souligne-t-il.
Konrad Steffen:
«Quoiqu’il en soit, la situation est très surprenante. Car à ce moment de la saison, le Soleil n’apparaît que durant une courte période, laissant normalement durant la nuit à l’eau le temps de regeler…»
Ce que cela dit pour tout l’Arctique. Ce qui se passe actuellement en mer de Tchouktches peut-il être extrapolé à tout l’Arctique? Oui et non, selon les experts. Non car chaque région est évidemment régie par des conditions climatiques diverses. Mikaa Mered:
«On ne peut que difficilement parler de l’Arctique de manière monolithique. Mais l’on peut dire que trois zones très importantes tendent à devenir des ‘espaces post-polaires’: la mer de Barents (au Nord de la Norvège), le Sud-ouest du Groenland (sud de la mer de Baffin) et la mer de Béring, qui ouvre justement l’accès à la mer des Tchouktches. Ces trois zones sont situées sur tout le pourtour de l’Arctique, et en définissent bien le futur.»
Zach Labe:
«Il est important d’analyser les disparités régionales de la glace de mer de l’Arctique, ceci afin de comprendre les différences dans les changements. Cela dit, si l’on s’éloigne et qu’on regarde l’Arctique dans son ensemble, la surface de glace totale mesurée en octobre a atteint un record vers le bas en octobre cette année. Et l’épaisseur moyenne est aussi au-dessous de la moyenne.»
Ou comment souligner que les cas particuliers soutiennent une vue plus globale. Et Mikaa Mered de conclure qu’en près de 40 ans, la glace de mer a perdu environ 40% de sa surface au-delà du cercle polaire arctique.
Les conséquences. Elles sont directes et importantes, en bordure de la mer des Tchouktches: la réduction du temps de présence de la glace de mer soumet plus souvent et fortement les côtes à des inondations ainsi qu’à une érosion accrue, sans parler des altérations dans les ressources halieutiques.
Pour Mikaa Mered, la régression des surfaces de glace dans la mer des Tchouktches – voire à terme leur absence totale – porte également des enjeux géostratégiques importants, «pour les pays riverains bien sûr – Etats-Unis et Russie – mais aussi pour des nations situées plus au Sud, comme la Chine et le Japon. Dans le Pacifique, cet accès à de nouvelles zones maritimes serait une première! »
Le futur proche. Selon les experts, il n’est pas exclu que les glaces se reforment rapidement, au point de compenser le déficit actuel. «Une telle situation était déjà apparue en 2012, où la surface gelée avait atteint un minimum historique, mais avait ensuite largement rattrapé son retard à se former, explique Mikaa Mered. Mais si cela ne se produit pas, ce serait dramatique! »
Toutefois, selon les données de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), les prévisions sont plutôt à une année 2020 plus chaude que la moyenne des 30 dernières années pour l’Alaska, indique Rick Thomas.