Les 27 et 28 novembre se tient à Séville la réunion triennale du Conseil des ministres européens de l’espace, avec la Secrétaire d’Etat à la recherche Martina Hirayama pour représenter la Suisse, rencontre appelée Space19+. Alors que la concurrence s’accroît partout dans le monde pour l’accès à l’espace, les capacités des lanceurs européens seront au cœur des discussions. Ils pourraient lancer l’ère d’un «NewSpace européen». Interview, à Paris, du Vaudois Daniel Neuenschwander, directeur des transports spatiaux à l’Agence spatiale européenne (ESA).
Pourquoi c’est important. Le transport spatial est l’un des quatre domaines clés du secteur spatial européen, aux côtés des programmes scientifiques, des applications– observations de la Terre, navigation Galileo/GPS, telecommunication, etc – et, plus récemment, de la sûreté et de la sécurité spatiale – déflexion d’astéroïdes menaçant, immenses éruptions solaires aux effets dévastateurs…. La Suisse a son épingle à tirer de cette rencontre.
Quels sont les enjeux de cette conférence ministérielle européenne en ce qui concerne les lanceurs spatiaux?
Daniel Neuenschwander: L’enjeu principal est de faire face à l’intense concurrence au plan mondial, mais essentiellement avec les Etats-Unis et la Chine. Il faut évidemment analyser ce vaste secteur en fonction des segments de marché, donc en fonction de la taille des lanceurs et de la charge utile qu’ils peuvent emmener. Le fait est que l’offre augmente dans tous les domaines, que ce soit autour des lanceurs lourds (comme Ariane 5 aujourd’hui, ou Ariane 6 qui lui succèdera dès 2020), ou des petits lanceurs (comme Vega aujourd’hui, et Vega-C demain), voire des microlanceurs.
Il faut savoir que la Chine développe douze lanceurs différents – ce qui se passe dans le spatial en Asie constitue une donnée qui est encore trop sous-estimée en Europe. En 2018, sur 112 lancements réussis dans le monde, 39 l’ont été en Chine, 34 aux Etats-Unis et onze en Europe. Pour la première fois, la Chine a pris la tête de ce classement… La dynamique autour des lanceurs spatiaux se modifie totalement.
Comment se positionne l’Europe?
Nous construisons actuellement Ariane 6 (en deux versions, avec deux moteurs à propulsion solide sur Ariane 62, ou quatre sur Ariane 64) et Vega-C, pour remplacer Ariane 5 et Vega en fin de vie, ainsi que les Soyouz russe sur notre port spatial guyanais. Ceci d’abord évidemment pour nos propres besoins continentaux, de même que le font chez elles toutes les autres nations, qui ont toutefois – elles – des marches captifs, contrairement à l’Europe. Autrement dit, par exemple, les satellites construits aux Etats-Unis doivent être lancés par des fusées américaines. L’objectif est évidemment de garantir à l’Europe un accès indépendant et autonome à l’espace, pour acquérir des données spatiales de grande valeur; c’est là un outil de souveraineté fondamental dont a décidé de se doter l’Europe en 2014 en réponse aux défis concurrentiels globaux.
En d’autres termes, on fera aussi travailler les entreprises européennes plutôt que les entreprises russes, comme c’était le cas avec les Soyouz lancées depuis notre centre spatial de Guyane. Mais ce n’est pas tout. Avec Ariane 6, l’ambition est aussi de diviser les coûts de lancement par deux, qui sont aujourd’hui d’environ 70 millions d’euros par service de lancement d´une Ariane 62. Enfin, Ariane 6 aura une capacité nouvelle, celle de pouvoir rallumer le moteur Vinci de son étage supérieur, avec donc la possibilité de déployer des constellations de satellites.
Ce programme est bien lancé, la première Ariane 6 devant faire son vol inaugural dès l’automne 2020. Quelles décisions sont donc en jeu à Séville?
Il faut, dès à présent, continuer à augmenter la compétitivité d’Ariane 6 et de Véga-C, quand bien même ces lanceurs n’ont pas encore réalisé leurs vols de qualification respectifs. Comment? En réduisant encore les coûts, de l’ordre de 10% d’ici le début de l’exploitation, en 2023, puis de 20% d’ici 2025. Par ailleurs, nous visons encore davantage de versatilité: nous allons proposer le développement d’un étage supplémentaire (appelé «kickstage») doté d’un moteur spécifique pour Ariane 6, qui permettra d’atteindre encore plus d’orbites différentes à partir d’un même lancement.
Comment fait-on pour raboter encore 10 à 20% de coûts sur un programme qui doit déjà les diminuer par deux par rapport au précédent?
En gardant le sujet des coûts en permanence sur la table, de manière très tendue – je demande régulièrement des rapports à mes équipes. En analysant toutes les propositions technologiques à l’aune de leur coûts de production, en investissant davantage dans de nouveaux processus de fabrication, comme l’ont bien fait les deux entreprises suisses les plus impliquées dans ce domaine, RUAG Space et APCO Technologies, à Aigle.
En recourant à l’impression 3D par exemple?
C’est un élément, qui est déjà mis en œuvre sur certaines pièces d’Ariane 6 dans sa configuration initiale. Nous allons en particulier y recourir davantage avec le futur moteur Prometheus, et le projet qui intègre ce dernier, Themis, un démonstrateur d’un premier étage de fusée réutilisable.
Quelles autres demandes seront faites aux ministres de l’espace européens?
- Celles, d’abord, d’investir dans les activités opérationnelles de notre centre spatial de Kourou, en Guyane française, autour des centres de contrôle, des systèmes de télémétrie.
- Celle, ensuite, de lancer complètement le projet Space Rider, un vaisseau [non habité] qui donnera à l’Europe la possibilité d’accéder à l’espace mais surtout d’en revenir à travers des capacités opérationnelles de rentrée atmosphériques, et ceci après plusieurs mois en orbite – ce serait une première pour nous. Un véhicule qui pourrait par ailleurs voler jusqu’à six fois – comme quoi l’ESA aussi est présente sur des solutions de réutilisabilité!
- Celle enfin, de valider l’ambition de travailler différemment sur les «services de transport spatiaux» en impliquant davantage le secteur privé. On assisterait alors à un changement de paradigme: le rôle ESA ne serait plus seulement d’écrire les spécifications d’un projet puis d’en demander la réalisation à l’industrie. L’idée est d’ouvrir la discussion dès aujourd’hui aux demandes directes d’investisseurs privés qui auraient besoin d’une certaine expertise que nous aurions, ou d’avoir accès à des installations, de tests par exemple. L’objectif est de devenir plus rapide et léger sur les modes contractuels avec le secteur privé – ce qui constitue, à nouveau, une réponses aux nouvelles conditions cadres mondiales, auxquelles nous devons faire face.
Etes-vous en train de dire qu’est possible l’avènement d’un NewSpace européen – du nom de cette tendance, observée surtout aux Etats-Unis, de faire de la place aux investisseurs et sociétés privés dans le spatial (comme SpaceX, d’Elon Musk, ou Blue Origin, de Jeff Bezos)? Des acteurs privés que l’on sait toutefois largement financés par le biais de contrats publics…
Il faut d’abord s’entendre sur ce qu’est le NewSpace. Selon moi, ce que nous envisageons, c’est surtout une nouvelle manière de faire, pour les acteurs traditionnels européens du spatial, qu’ils soient publics ou privés, afin d’augmenter leur agilité. C’est une opportunité de redéployer ses propres moyens. Pour moi, malgré l’arrivée d’acteurs comme SpaceX ou BlueOrigine, il n’y a pas un monde ancien et un monde nouveau; c’est caricatural. La question ultime est: comment arrive-t-on plus rapidement sur le marché en levant des fonds différemment? Car il faut bien voir que nos moyens sont différents: concernant le secteur du transport spatial civil, le budget de la Nasa est déjà trois à quatre fois plus grand qu’en Europe. Si l’on rajoute les activités militaires, on passe facilement à un facteur huit à dix. C’est la réalité.
Mais pourquoi l’Europe n’a-t-elle pas vu émerger des Elon Musk ou des Jeff Bezos pour soutenir de grands projets spatiaux?
Je pense que c’est en train de changer. Récemment, un investisseur privé était assis à votre place, en face de moi [dans le bureau parisien de l’ESA]. Moyennant une collaboration étroite, nous avons évoqué une levée de fonds de quelques centaines de millions. Il faudra bien sûr analyser la fiabilité et la faisabilité de telles demandes. Mais, oui, ce sujet démarre en Europe, et je pense que c’est une bonne nouvelle. Parce qu’au final, ce sont tous les acteurs du Vieux continent, publics ou privés, qui doivent mettre davantage de moyens. Ceci malgré deux caractéristiques qui nous distinguent tout de même de la situation connue aux Etats-Unis: d’une part, l’échec économico-industriel, pour toute nouvelle société qui se lance, est souvent vu trop négativement au point d’être pénalisant, alors qu’aux Etats-Unis, c’est considéré comme une acquisition d’expérience. D’autre part, les responsabilités patronales sont plus contraignantes ici – ce dont je me félicite toutefois aussi, tant les grands patrons doivent aussi avoir une responsabilité sociale.
Revenons sur la question de la réutilisation, considérée il y a quelques temps avec beaucoup de circonspection par l’ESA. SpaceX vient pourtant, début novembre, de démontrer la réutilisation – pour la quatrième fois – d’un de ses lanceurs. Où en est l’Europe précisément aujourd’hui?
La réutilisation est une réalité. D’abord aux Etats-Unis, avec le succès récent de SpaceX, c’est clair. Mais – je l’ai déjà dit – désormais également en Europe. Cela dit, la comparaison s’arrête là, car l’Europe a une réalité qui est la sienne: nous avons une cadence de lancement par année qui nous est propre. Or la réutilisation doit toujours être considérée dans le contexte du modèle économique associé: plus la cadence est élevée, plus cette démarche fait sens économiquement. En Europe, nous travaillons donc sur des éléments spécifiques, comme les moteurs. Ou la coiffe. Ainsi, si RUAG Space à Emmen, qui la fabrique, considère qu’il y a dans la réutilisabilité un business plan intéressant, l’entreprise va se lancer. En résumé, les Etats-Unis ont une longueur d’avance sur le sujet.
Mais nous savons tous que quand on gravit une montagne, ce n’est pas celui qui part le plus vite qui arrivera forcément le premier. A nous de bien définir, pour l’Europe, de quelle manière on veut être actif dans ce domaine. Le marché dictera ses besoins. Le savoir-faire scientifique et technologique est certainement là. Ensuite, c’est aussi une question d’ambition politique, et donc financière.
On l’a évoqué: le marché pour les lanceurs européens n’est pas captif, si bien qu’un constructeur européen de satellite peut décider de le lancer ailleurs, aux Etats-Unis par exemple. ArianeGroup (anciennement Arianespace), l’entité chargée de commercialiser les vols sur les lanceurs européens, s’est beaucoup plainte de cette situation…
C’est leur discours d’industriels. Qui ont accepté de prendre en charge l’exploitation commerciale des lanceurs. Ce que je souligne, en tant que directeur du transport spatial à l’ESA, c’est que, oui, il faut renforcer l’utilisation des lanceurs européens, donc favoriser une certaine préférence européenne. Nous avons travaillé très intensément avec les gouvernements sur le sujet et mis en place des structures internes en ce sens. Et le 13 novembre, le gouvernement allemand a justement statué sur le fait qu’il entendait utiliser en priorité Ariane 6 pour ses missions nationales. Tous les signaux vont donc dans la bonne direction, pour autant, je le redis, que la compétitivité commerciale soit assurée et maintenue.
Et la Suisse, dans tout cela? Quelle place notre pays, relativement mineur en regard de sa contribution financière annuelle au budget de l’ESA (pour 2019: 158,4 millions d’euros sur un total de 5,72 milliards), peut-il jouer dans ce Conseil des ministres de l’espace?
C’est clair: aujourd’hui, je travaille pour 22 Etats, mais évidemment, je me réjouis toujours quand la Suisse prend une position ambitieuse et forte dans les programmes de l’ESA – et je pense qu’elle le fait. Elle a su le faire par le passé parce que la Suisse a toujours eu un rôle, à la table du Conseil de l’ESA, qui était légèrement plus important que, en proportion, sa contribution financière pure et dure. Ceci notamment parce que la Suisse a toujours su créer des situations de compromis ou d’alliance entre certains Etats pour permettre d’atteindre un objectif dans l’intérêt de l’Europe spatiale dans son intégralité.
Cela dit, la Suisse a une belle opportunité aujourd’hui parce qu’elle a une industrie mature et des scientifiques de haut niveau – une preuve récente est le Prix Nobel récompensant Michel Mayor et Didier Queloz, nos deux astrophysiciens de l’Université de Genève. Il s’agit maintenant pour la Suisse de consolider ses niches existantes– par exemple la coiffe chez RUAG Space, les structures au sol d’APCO Technologies, ou encore les horloges atomiques neuchâteloises – et d’explorer de nouveaux secteurs – comme la désorbitation des débris spatiaux, domaine dans lequel plusieurs start-up sont actives sur l’Arc lémanique. Je pense que c’est dans son intérêt de faire les deux.