Le Conseil de l’Agence spatiale européenne (ESA) au niveau ministériel, qui s’est tenu les 27 et 28 novembre à Séville, s’est terminé sur un succès inespéré: le montant total accordé par les ministres de ses 22 Etats membres (dont la Suisse) pour les trois à cinq prochaines années – 14.4 milliards d’euros – est supérieur à celui qui avait été demandé – 13.7 milliards!
Pourquoi c’est important. Avec ce budget important, tous les programmes demandés, dans tous les domaines (exploration humaine et robotisée, science, applications spatiales, transport spatiaux et sécurité spatiale), pourront être réalisés, a souligné Jan Wörner, directeur général de l’ESA. Mais c’est surtout le domaine de l’observation de la Terre face aux changements climatiques qui bénéfice très fortement des décisions ministérielles.
Le résultat. D’emblée, un Jan Wörner se déclarant «très heureux aujourd’hui» souligne que ces montants seront investis «pour le bénéfice de la société dans son entier, de l’industrie européenne, du monde académique [à travers les missions spatiales], l’environnement, mais aussi – et c’est nouveau – pour la question de la sécurité de la planète» face aux potentiels menaces spatiales (collision avec un astéroïde, débris spatiaux, rayonnement solaire délétère pour les systèmes de télécommunication).
Dans le détail, 12,5 milliard d’euros seront alloués durant les trois prochaines années, avec l’acceptation tacite d’une rallonge possible de presque 2 milliards sur les deux années suivantes pour les programmes dit obligatoires (le programme scientifique et les activités «de base», dont les technologies)
Quel domaine recevra quel montant. Voici les principaux bénéficiaires de cette réunion ministérielle, nommée «Space19+»:
- Observation de la Terre: 2.541 milliards.
- Transports spatiaux: 2.239 milliards
- Exploration humaine et robotisée: 1.95 milliards.
- Science: 1.871 milliard (+1.152 entre 2022 et 2024)
- Télécommunication: 1.511 milliards
- Technologies: 561 millions
- Sécurité et sûreté spatiale: 541 millions
Observation de la Terre. C’est dans ce domaine que la surprise est venue. Environ 1.4 milliards avait été demandé pour le programme Copernicus géré par la Commission européenne, et qui est constitué d’une flotte de satellites d’observation de l’environnement terrestre. Finalement, c’est un montant de 1.807 milliards qui a été attribué par les ministres européens de l’espace!
Josef Aschbacher, directeur du domaine à l’ESA:
«C’est un signal clair que l’ESA est un partenaire fort de l’UE dans l’observation de la Terre. De plus, alors que le Parlement européen a déclaré une urgence climatique en voulant réduire d’ici 2030 de 55% ses émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990, ce montant plus élevé qu’espéré montre que l’Europe prend vraiment ses responsabilités.»
Jan Wörner:
«Cette décision montre que les gouvernements européens sont conscients de ce qui se passe sur notre planète. C’est très bien. Car les citoyens demandent des actions. Or des actes sont seulement possibles en disposant des informations correctes. Copernicus, qui est le meilleur programme au monde d’observation de la Terre, les fournit.»
Et Josef Aschbacher d’indiquer alors que les quelque 400 millions d’euros supplémentaires alloués serviront à améliorer la précision des futures satellites (jusqu’à des mailles géographiques de 2km sur 2km), de les doter d’équipements permettant de discriminer les émissions humaines de CO2 par rapport aux émissions naturelles, ou encore d’outils pour mieux analyser l’évolution de la végétation.
Exploration humaine et robotisée. L’enveloppe souscrite financera les actuelles activités liées à la Station spatiale internationale (ISS), mais aussi celles qui sont liées à la Lune (participation au projet américain d’une station tournant autour de la Lune, le Lunar Gateway) et à Mars (projet de retour d’échantillons martiens Mars Sample Return, notamment).
Autre annonce importance, celle faite par la Ministre française de la recherche que l’astronaute Thomas Pesquet devrait retourner dans l’espace, sur l’ISS, d’ici deux à trois ans, probablement en 2021.
Science. Le programme scientifique, dit «obligatoire» en ce sens que tous les Etats membres de l’ESA doivent y contribuer (ce qui n’est pas le cas pour nombre d’autres piliers de l’ESA), est l’un des grands gagnants de cette conférence ministérielle. Parmi les missions à venir, on peut citer:
- LISA: une mission très complexe destinée à étudier dans l’espace les ondes gravitationnelles, ces «messagers» du fond des âges issus de la collision de deux trous noirs ou d’étoiles extrêmement denses.
- Athena: un télescope spatial destiné à observer le rayonnement X devant percer les derniers mystères de la formation des galaxies ou de l’influence de la croissance des trous noirs sur leur voisinage.
Sûreté et sécurité spatiale. C’était là un nouveau pilier ajouté cette année par l’ESA à cette réunion triénale des ministres de l’espace européens. Il sera soutenu à hauteur de 541 millions au lieu des quelque 900 millions demandés. Jan Wörner souligne:
«Nous avons osé être clair, et ne pas cacher ces investissements dans un nouveau domaine sous d’autres postes de budget. Oui, il y a moins d’argent que souhaité. Mais nous pourrons lancer tous les programmes prévus.»
Notamment:
- Hera: une mission devant permettre d’étudier les possibilités d’infléchir la trajectoire d’un astéroïde venant à menacer la Terre. Mission dans laquelle la Suisse est impliquée.
- Des missions de désorbitage des débris spatiaux issus du lancement de satellites, de fusées, et de tous les objets qui se trouvent déjà en orbite, qui constituent autant de menaces pour les infrastructures s’y trouvant (ISS, satellites de navigation ou de télécommunication, etc.)
- La mission d’étude des rayonnements solaires potentiellement délétères pour ces mêmes infrastructures n’a pas été annulée (comme cela aurait pu être le cas en présence de budgets trop limités), mais simplement repoussée
Transports spatiaux. Dans le marché extrêmement concurrentiel des lanceurs (SpaceX, Chine, etc..), les montants annoncés vont permettre d’une part de garantir l’accès européen à l’espace, d’autre part d’améliorer la compétitivité des futures fusées Ariane 6 et de Vega C (qui n’ont pas encore volé), comme souhaité par le Vaudois Daniel Neuenschwander, chef des transports spatiaux à l’ESA, dans un interview à Heidi.news la semaine passée. Ces fonds permettront aussi de développer les briques technologiques des lanceurs européens ultérieurs des années 2030, qui seront équipés du nouveau moteur Prometheus, et enfin de rénover le Centre Spatial Guyanais (CSG), à Kourou.
Surtout, la navette non-habitée Space Rider «pourra non seulement décoller, mais aussi atterrir» a blagué Jan Wörner. Cet engin devrait permettre à l’ESA de tester des technologies de rentrée atmosphérique, après être resté plusieurs mois en orbite pour mener des expériences scientifiques.
Les commentaires des protagonistes. Selon le Centre national français d’études spatiales CNES, «l’Europe concrétise ainsi ses politiques ambitieuses d’accès à l’espace, d’exploration du système solaire et de maintien de la compétitivité de l’industrie européenne.»
Frédérique Vidal, Ministre française de la recherche, qui co-présidait cette réunion:
«Avec ce budget, l’Europe spatiale réaffirme ses ambitions spatiales, permettant ainsi de poursuivre la success story du Vieux continent dans l’espace. Les projets soutenus concernent moins des individus ou des pays qu’ils ne sont, en fait, des moteurs pour assurer l’unité européenne. C’est là un message qui sera envoyé au monde entier.»
Pedro Duque, ancien astronaute espagnol désormais Ministre espagnol de la Science, de l’Innovation et de l’Enseignement supérieur:
«Avec ces décisions, l’Europe a voulu souligner ses responsabilités et sa volonté de garder la tête sur ces questions de lutte contre le changement climatique.»
Jan Wörner:
«Ensemble, nous avons posé les fondations des projets à venir, dont les mots d’ordre seront inspiration, compétitivité et responsabilité. Fortes de leurs succès passés, l’ESA et l’Europe vont toujours plus loin et se fixent des objectifs ambitieux, en coopération avec l’industrie spatiale au sens large. »
André-Hubert Roussel, Président exécutif d’ArianeGroup:
«Chaque conférence ministérielle de l’ESA est riche de décisions qui jalonnent 40 années d’histoire d’Ariane, comme le lancement du développement d’Ariane 6 en 2014, ou celui du futur moteur Prometheus en 2016. La Space19+ de Séville nous donne aujourd’hui les moyens de perpétuer ces succès avec la montée en puissance d’Ariane 6 et les financements de démonstrateurs technologiques innovants. Ceux-ci sont absolument essentiels pour assurer une compétitivité durable de notre nouveau lanceur et pour préparer à plus long terme l’avenir des lanceurs européens.»
Et la Suisse dans tout cela? Représentée à Séville par la Secrétaire d’Etat à la formation, la recherche et l’innovation Martina Hirayama, la Suisse s’est engagé à hauteur de 542 millions d’euros sur les cinq prochaines années, soit 3,8% du total de 14.4 milliards d’euros. C’est évidemment beaucoup moins que les pays «porteurs» de l’ESA que sont l’Allemagne (3.29 milliards d’euros, soit 22.9%), la France (2.66 milliards, 18,5%), le Royaume-Uni (1.65 milliard, 11.5%) ou l’Italie (2.28 milliards, 15.9%), mais c’est plus que des nations comme les Pays-Bas (345 millions, 2.4%) la Suède (244 millions, 1,7%) ou l’Autriche (190 millions, 1.3%). En pourcentage, la Suisse se place au septième rang sur les 22 Etats membres de l’ESA en terme d’importance de la contribution financière.
Renato Krpoun, directeur du Swiss Space Office:
«La Suisse a toujours été très bon contributeur au budget de l’ESA. Les contributions que nous faisons nous permettent de mettre des accents précis sur les programmes, voire de prendre le leadership de mission, comme avec le satellite Cheops destiné à analyser les exoplanètes [et qui doit être lancé le 17 décembre]. Nous allons aussi travailler sur l’engin de retour athmosphérique Space Rider, en fournissant un élément-clé: la structure interne, très complexe à réaliser, car elle porte toute la charge du vaisseau.»