Le premier homme à reposer le pied sur la Lune sera-t-il une femme? Viendra-t-il(elle) de Chine? Y aura-t-il un(e) Européen(ne) dans ce qui constituera l’expédition phare de cette prochaine décennie, dès 2020? Et qu’en est-il aujourd’hui des plans de conquête de Mars? En cette fin 2019, bien malin qui pourra dire comment va s’écrire l’histoire de la conquête spatiale.
Pourquoi c’est passionnant. Ces dernières années, avec l’arrivée d’acteurs inhabituels, qu’ils soient privés (SpaceX, Blue Origin) ou issus de pays émergeants (Chine, Inde), l’espace redevient un champ de conquête captant l’attention du grand public, tant il est relativement imprévisible, au gré des annonces tonitruantes des puissances connues et des nouveaux magnats du spatial.
Les chamboulements des dix dernières années. Depuis 2010, plusieurs changements majeurs sont intervenus. Voici les principaux:
- Juillet 2011: dernier vol de la navette spatiale américaine (Atlantis), seul véhicule américain apte à emmener des hommes dans l’espace, vers la Station spatiale internationale (ISS) voire à la construire du coté occidental. Désormais, côté américain, l’ISS sera ravitaillée par des capsules lancées tantôt sur le Falcon 9 de la société SpaceX (la Dragon), fondée en 2002 par Elon Musk, tantôt par la société Orbital Sciences (capsule Cygnus).
- Septembre 2011: la Chine place en orbite sa propre station spatiale Tiangong 1.
- Octobre 2011 et février 2012: en Guyane française, premier lancement d’un Soyouz russe, respectivement premier vol du lanceur européen Vega, deux fusées qui (en plus d’Ariane-5) permettent à l’Europe d’offrir une gamme complète de charges utiles possibles à placer en orbite.
- Juin 2013: Elon Musk évoque pour la première fois ses ambitions de coloniser Mars, avec un lanceur hors norme (BFR). Il détaille officiellement ses plans en septembre 2016.
- Décembre 2014: décision des ministres de l’espace européens de lancer les programmes Ariane 6 et Vega-C, qui doivent permettre de maintenir l’Europe compétitive dans le paysage spatial.
- Octobre 2015: le nouveau directeur général de l’Agence spatiale européenne (ESA), Jan Wörner, déclare vouloir construire une base humaine ou robotique permanente sur la Lune dans le cadre d’une coopération internationale.
- Février 2018: SpaceX lance sa première fusée Falcon Heavy et récupère les deux boosters collatéraux avec un atterrissage synchronisé, démontrant ses capacités de réutilisablilité d’éléments de ses lanceurs. De quoi faire baisser les coûts, et mettre la pression sur ses concurrents (notamment européen).
- Janvier 2019: la Chine parvient à poser l’atterrisseur Chang’e-4, chargé d’un petit rover, sur la face cachée de la Lune. Pékin n’avait jusque-là jamais signé une première spatiale
- Mars 2019: Par la voie de son vice-président Mike Pence, Donald Trump ordonne à la Nasa de faire marcher des astronautes américains sur la Lune en 2024 dans le cadre du programme Artemis, au lieu de 2028 comme le prévoyait l’agence spatiale américaine. Et cela sans pour autant disposer du budget idoine. Puis, en juin, créant la confusion, il estime qu’aller directement sur Mars est prioritaire.
Exploration robotisée de Mars. Pour l’heure, et pour les années à venir, l’exploration de la planète rouge demeure robotisée. Avec de nombreux projets quasi prêts ou en développement:
ExoMars
(ESA): rebaptisé Rosalind Franklin, ce robot doit rechercher des traces de vie passée à la surface de Mars. Lancement prévu en juillet 2020, si les tests des parachutes d’amarsissage (qui n’ont pour l’heure pas été passés…) sont réussis.Mars2020
(NASA): lancement en juillet 2020 d’un rover qui doit collecter et analyser des échantillons de sol martien. Avec à bord aussi un petit hélicoptère.Mars Sample Return
(NASA/ESA): mission de retour sur Terre des échantillons collectés par Mars 2020; lancement dès 2026. Importante participation logistique européenne (l’ESA construit le véhicule de retour et un petit rover pour récupérer les échantillons), et co-financement à hauteur de 450 millions d’euros (sur 7 milliards au total).Huoxing 1
(Chine): lancement (annoncé en été 2020) d’un orbiteur et du premier rover chinois.
Pour Daniel Neuenschwander, directeur du transport spatial à l’ESA, toutes ces étapes préfigurent une attention accrue pour Mars, susceptible de déboucher un jour sur des plans plus ambitieux:
«Avec la présence de tous ces robots, nous avons désormais autour de Mars un système de navigation au sol par satellite, un autre pour les télécommunications. Et nous aurons bientôt des véhicules spatiaux pour le transport de fret.»
De quoi donc envisager, à très long terme, les prémices d’une première base martienne.
Aller sur Mars? Pas de si tôt. Toutes les agences spatiales en parlent donc, la Nasa en premier, qui visait 2033, pour un coût d’au moins 120 milliards de dollars. N’en déplaise au Président Trump, tous les experts conviennent qu’il s’agit de résoudre maints problèmes – ce qui prendra au moins la prochaine décennie – avant d’établir un plan de voyage précis pour la planète rouge.
A moins que… Mark McCaughrean, conseiller spécial à l’ESA pour la science et l’exploration:
«Les ressources nécessaires pour le faire sont énormes. La position de la Chine pourrait drastiquement changer la donne. Ce pays est connu pour investir massivement dans les domaines dans lesquels elle s’insert, et ensuite aller vite. Ainsi, si elle annonce par surprise, mais clairement, ses plans pour aller sur Mars – peut-être seule –, il est certain que cela va causer beaucoup de remous dans la communauté spatiale. La conquête spatiale habitée se jouera avec en toile de fonds le contexte géopolitique.»
Dans un paysage politique international instable, où croissent les élans populistes, il n’est pas exclu, selon l’expert, que ce genre de déclaration puisse avoir lieu:
«Dans les années 1960, le programme Apollo a répondu à la fierté nationaliste américaine. La Chine pourrait utiliser le même ressort, d’autant que son gouvernement est largement constitué de personnes connaisseuses et intéressées: des ingénieurs. Quant à l’Europe, elle n’exploite pas la même symbolique épurée; l’ESA dépend des gouvernements de 22 pays, ses ressources financières ne sont pas assez grandes, et l’écho du domaine spatial ne résonne pas autant auprès du grand public. L’Europe ne pourrait ainsi probablement pas être en première ligne.»
Reste le projet d’Elon Musk, qui développe sa fusée géante Starship, notamment pour aller sur Mars en emportant une centaine de passagers par vol, pour un coût incroyablement bas de 2 millions de dollars par décollage, a-t-il dévoilé récemment. Premier décollage (non habitée) d’abord annoncé pour 2022, avant que la date glisse vers 2024 au plus tôt; 2022, ce sera d’abord la Lune.
Début novembre, dans une série de tweet, le milliardaire précise mêmes le conteurs de son projets: un millier de vaisseaux Starships, pour transférer en 20 ans un millions de tonnes de matériel pour rendre une base martienne durable.
Seul problème: le 20 novembre, le premier prototype de la fusée Starship a explosé au sol pendant ses premiers tests de remplissage des réservoirs.
Dans un communiqué, SpaceX minimise: «L’objectif de ce test était de faire monter les systèmes à la pression maximale, son issue n’est donc pas complètement une surprise. Il n’y a aucun blessé, et cela n’occasionnera pas de contretemps sérieux.»
Acteurs privés et émergeant, le changement de paradigme. Malgré les déclarations parfois surfaites, l’incursion d’acteurs privés comme Elon Musk (SpaceX) ou Jeff Bezos (Blue Origin) dans le secteur spatial a pourtant bien secoué ce dernier. Ces derniers misent en effet sur une très forte réduction des coûts de lancement, expliqué par la récupération et la réutilisation de certaines parties des fusées, comme les réservoirs. Renato Krpoun, chef du Swiss Space Office, observe:
«Même si l’écosystème industriel est très différent entre les Etats-Unis et l’Europe, SpaceX a vraiment brisé ce paradigme selon lequel l’accès à l’espace est forcément cher et dans lequel des institutions publiques agissent en tant qu’architectes du système.»
Par ailleurs, des pays comme l’Inde, mais surtout la Chine se profilent comme des acteurs majeurs: la puissance asiatique développe pas moins de 12 lanceurs. En 2018, sur 112 lancements réussis dans le monde, la Chine en a hébergé plus (39) que les Etats-Unis (34) ou l’Europe (11) – une première.
Daniel Neuenschwander (qui examinait bien ces enjeux dans une interview à Heidi.news en novembre):
«L’Europe a bien analysé la situation puisque, alors même que Ariane 6 et Vega C n’ont pas encore fait leur vol inaugural – c’est prévu en 2020 – des développements et améliorations notoires de ces deux lanceurs ont été prévus, et déjà financés lors de la dernière Conférence de l’ESA des ministres de l’espace à Séville fin novembre. Pour la décennie à venir, l’Europe va donc disposer – et c’était notre priorité – d’un accès autonome à l’espace.»
Celle-ci lui permettra notamment de compléter et exploiter ses flottes de satellites liés à la navigation GPS (Galileo) et à l’observation de la Terre (Copernicus), avec là aussi un appui financier des gouvernements ayant été au-delà des espérances à Séville – 1.8 milliards d’euros accordés d’ici 2022, contre 1.4 demandé par l’ESA.
Sur le marché des lanceurs, l’Europe est donc compétitive. Mais ce dont elle risque de souffrir, c’est d’un manque de «passagers» (clients). Stéphane Israël, directeur d’Arianespace, entité qui gère les vols spatiaux européens:
«Notre marché traditionnel, celui des gros satellites de télécommunication géostationnaires, connaît une baisse marquée. Par ailleurs émerge – avec ses incertitudes – celui des grandes constellations. Il faudra donc bien sentir et suivre où va le vent. Si les grandes constellations confirment les attentes, il y aura des volumes accessibles importants.»
Les constellations qu’évoque le spécialiste sont surtout celle de dizaines, voire centaines de petits satellites interconnectés, servant x à diffuser de l’internet depuis l’espace. La Chine a ainsi notamment révélé il y a peu ses plans de mettre à disposition de la planète un accès satellite gratuit à l’internet d’ici 2026, avec une constellation de 272 appareils de basse orbite. Mais c’est à nouveau vers Elon Musk que se tournent tous les regards dans ce domaine: avec son projet Starlink, l’entrepreneur américain veut placer au total 42000 satellites interconnectés en orbite basse (alors qu’il y aujourd’hui environ 2000 satellites en activité); 122 ont été lancés à ce jour.
Nombre d’observateurs s’accordent à dire qu’Elon Musk compte sur le succès de la commercialisation des services internet de Starlink (payant, donc, celui-là), lancé avec ses propres lanceurs Falcon, pour financer son exorbitant programme martien – de quoi boucler la boucle concernant les activités spatiales du milliardaire.
Renato Krpoun:
«En cas de succès, la pression augmenterait indubitablement d’un cran sur les concurrents d’Elon Musk», privés ou publics. «Mais attention, le ‘business case’ reste à démontrer. Si par ailleurs les taux d’intérêts remontent, ils n’est pas à exclure que les investisseurs, qui pour l’heure le soutiennent, deviennent plus prudent.»
Navette européenne? Pour la première fois fin novembre enfin, l’ESA a mis un accent fort sur sa volonté de développer des technologies lui permettant de prétendre aller un jour vers des vols habités: Space Rider.
Il s’agit d’une petite navette, dont les coûts de développement sont raisonnable, capable d’atteindre l’orbite basse, puis de rentrer se poser sur Terre. Renato Krpoun: «Ce concept est intéressant pour l’industrie qui voudrait faire des expériences en apesanteur (sur de nouveaux médicaments par exemple), avant de les récupérer. L’avantage de Space Rider est qu’on n’a pas les mêmes contraintes que sur l’ISS et qu’on pourrait le lancer plus régulièrement. Ainsi, on gagne en agilité.» Une technologie qui, à plus long terme, pourrait aider à mettre au point une vraie navette emmenant des astronautes.
Retour sur la Lune. Dans le domaine des vols habités, tous les yeux se tourne donc vers le satellite naturel de la Terre. Dans le cadre du programme américain Artemis, le lanceur géant Space Launch System (SLS) de la NASA et ses 3000 tonnes, emportant son module habité Orion (en partie construit par l’Europe), devrait faire son premier vol en 2021. Puis acheminer en orbite, entre 2022 et 2024 le premier module du Lunar Gateway, sorte de poste-avancé pour l’exploration lunaire. Avant d’amener sur la Lune des humains en 2024. Si la construction du SLS avance bien, peu d’experts croient pourtant à un vol en 2024.
Renato Krpoun:
«2024 semble extrêmement ambitieux. 2025 ou 2026? Si les ambitions technologiques et politiques s’allignent, c’est possible.»
Sur ce tableau-là, l’Europe de l’espace a également débloqué de gros moyens pour être de la partie. Premièrement pour construire deux modules de service de la capsule Orion; un troisième est en commande. Deuxièmement, en finançant le développement d’un robot lunaire potentiellement dirigeable depuis le Lunar Gateway. Troisième en affirmant vouloir envoyer le premier astronaute européen sur la Lune.
Alors que c’est Jan Wörner, directeur de l’ESA, qui lançait en 2015 l’idée du «Village lunaire», «avec l’idée de voir les nations oeuvrer en commun davantage que d’ériger littéralement des constructions sur la Lune», rappelle Mark McCaughrean, n’y a-t-il pas une frustration à voir la Nasa prendre le leadership de la reconquête de la Lune? Renato Krpoun:
«Non, car d’une part les Américains ont besoin des Européens, pour la construction des capsules Orion. D’autres part, l’ambition lunaire n’est pas soutenable seule pour l’ESA. Au contraire, nous sommes plutôt contents que la vision lunaire exprimée en 2015 par l’ESA ait engendré la dynamique actuelle.»
Daniel Neuenschwander:
«Mon plus grand souhait, d’ici 2030, serait de voir une femme européenne fouler le sol lunaire, et exploiter du régolithe pour développer des technologies permettant d’aller plus loin encore dans le système solaire. Pour y arriver, il s’agira de mettre en adéquation les ambitions spatiales et politiques.»
La directeur des transports de l’ESA fait ici référence à l’utilisation (imaginée) de l’eau contenue dans la poussière lunaire pour produire les carburants nécessaires (oxygène et hydrogène) pour les futurs voyages martiens.
Chez les «privés», quelques magnats s’invitent dans cette nouvelle course à la Lune. Jeff Bezos, patron d’Amazon et de la société Blue Origin – et l’homme le plus riche du monde –, a dévoilé en mai 2019 son atterrisseur «Blue Moon» de 15 tonnes qu’il souhaite aller poser sur la Lune en 2024.
Dans le cadre du programme Commercial Lunar Payloads, la Nasa a aussi débloqué 2.6 milliards de dollars sur dix ans pour encourager des sociétés privées à développer des expériences déployables sur la Lune.
De son côté, l’Inde est parvenue en août 2019, dans le cadre de la mission Chandrayaan-2, à placer un orbiteur autour de la Lune. Mais l’alunisseur prévu, lui, a été perdu lors de la tentative d’approcher le sol lunaire.
Et la Chine, dans tout cela? Elle prévoit notamment d’envoyer vers mi-2020 Chang’e 5, une mission qui doit ramener sur Terre des échantillons du sol lunaire.
Philippe Coué, spécialiste du programme spatial chinois et auteur, entre autres, de Cosmonautes de Chine publié chez L’Harmattan, s’exprimant dans les médias:
« Le pays ne fait pas secret de sa volonté de s’installer durablement sur la Lune. Il planche sur le projet d’une base lunaire depuis trois ans maintenant et nous commençons à en voir des plans de plus en plus précis. Il évoque également la volonté de créer une zone économique Terre-Lune.»
La Lune est en effet aussi vue comme regorgeant de ressources minières, comme des métaux (or, argent, titane), ou d’hélium-3, un isotope qui pourrait servir de carburant pour les futurs réacteurs à fusion nucléaire. Même si la rentabilité de l’exploitation de ces ressources reste à démontrer. Philippe Coué:
«La Chine est persuadée que la nation qui dominera le monde au XXIe siècle sera celle qui aura intégré dans son modèle économique la gestion d’un corps céleste. L’une des idées avancées par Pékin serait par exemple d’extraire des matériaux lunaires et de les transformer sur place pour construire des engins spatiaux. A terme, cela pourrait être économiquement moins cher que de tout construire sur Terre.»
A l’heure du bilan. Selon les observateurs du domaine spatial, quand bien même les programmes spatiaux sont coûteux et prennent du temps, il est difficile de prédire avec précision ce qui va se passer d’ici 2030, et de décrire la dynamique de collaborations, opportunistes et intéressées, qui vont se mettre en place. Mark McCaughrean:
«Selon la loi américaine, la Nasa ne peut collaborer avec la Chine dans l’espace. L’ESA le peut; deux de nos astronautes sont déjà partis s’entraîner en Chine et ont visité les prémices de la station spatiale chinoise.»
N’y a-t-il aucun risque de froisser le partenaire occidental de longue date qu’est la Nasa?
«Je ne pense pas. Entre agences spatiales, tout est strictement codifié et contracté concernant les informations que l’on peut partager ou non. La Chine est-elle un partenaire fiable? Nous collaborons avec elle, comme nous aussi avec la Russie, tout en sachant pertinemment que ces nations restent nos compétiteurs.Tout cela tient d’un grand pragmatisme géopolitique.»