Même après son film «An inconvenient truth», même devant le climatoscepticisme de l’actuel président américain, même face aux ratés de la COP25 à Madrid, il croit encore que l’humanité va agir pour lutter contre les changements climatiques. Al Gore nous répond en exclusivité, analysant le vent nouveau qui souffle grâce aux jeunes manifestants, mais aussi aux Etats-Unis au sein d’une population qui voit désormais les effets du réchauffement. Un article qui lance notre série d’entretiens avec des personnalités qui positivisent encore face aux problèmes climatiques.
Pourquoi c’est puissant. L’ancien vice-président américain ne mâche plus ses mots pour dénoncer les lobbies et les compagnies liés aux énergies fossiles. Il incite clairement à désinvestir dans ces domaines. Selon lui, c’est bien beau de miser sur les actions individuelles pour économiser l’énergie par exemple, mais ça l’est encore plus de bouleverser les politiques climatiques en faisant que, partout où c’est possible, les citoyens utilisent leur droit de vote pour changer la donne.
Cette rencontre avec Al Gore s’est déroulée le 10 janvier, au Cap, en Afrique du Sud, où il a été invité par l’International Polar Foundation (IPF) à prendre part au voyage de présentation, en Antarctique, de la future base «zéro émission» Andromeda, qui devrait voir le jour en 2026, et dont le programme scientifique est établi sous l’égide d’un glaciologue suisse de renom, Konrad Steffen. Directeur de l’Institut WSL à Birmensdorf et directeur scientifique du Swiss Polar Institute basé à l’EPFL, ce dernier connaît très bien l’ancien vice-président américain. Un voyage auquel Heidi.news a aussi été invité par l’IPF, mais qui n’a pas permis, pour des questions de météo, de rejoindre le Continent blanc.
Heidi.news: Quelle est la raison de votre acceptation à participer à ce voyage?
Al Gore: Je me suis déjà rendu deux fois en Antarctique. La première fois il y a plus de 30 ans comme sénateur, alors que je rassemblais des informations sur la crise climatique pour mieux cerner le rythme des changements destructeurs qu’elle induit, et construire mon soutien aux solutions qui existent aujourd’hui. J’y suis retourné il y a sept ans avec des scientifiques et activistes du climat pour étayer cette démarche. De même que cette année – malheureusement sans succès cette fois.
Ce qui m’intéresse, c’est la possibilité d’interagir directement avec des scientifiques qui se dévouent pour comprendre ce qui se passe; et j’ai tant appris d’eux. Depuis trois décennies, sur la base de leurs savoirs, je tente de convaincre les habitants du monde entier de reconnaître le problème auquel nous faisons face et j’essaie de leur demander d’agir. Mais il est vrai que c’est un défi à notre imagination morale que d’appréhender l’échelle qui caractérise cette crise. Le simple fait que les générations futures seront profondément affectées par les choix que fait notre génération devrait être suffisant pour que le réchauffement soit le souci planétaire majeur. Or lorsqu’on y ajoute la sixième extinction de masse concernant la biodiversité, en cours, ainsi que les changements durables qu’est capable d’infliger notre espèce, c’est impensable pour moi qu’à un moment ou un autre, nous ne nous réveillions pas devant l’impératif d’agir. Je crois toujours que nous le ferons. Même si nos systèmes politiques sont gravement atteints au point qu’ils sont laissés à la domination d’intérêts particuliers dont l’objectif est le profit.
Si l’on reste – pour l’instant – en Antarctique, en 2009, de concert avec le ministre des affaires étrangères norvégien, vous lanciez un rapport intitule «Melting snow and ice: a call for action» (trad. «Fonte des neiges et de la glace: un appel à l’action»). Dix ans plus tard, quel est le résultat de cet appel, de ces actions?
Jusqu’ici, la réponse est totalement inadéquate. Toutefois, l’émergence du mouvement de la jeunesse mondiale représente le début d’un sentiment d’encouragement. Nous vivons un vrai changement générationnel. Dans mon pays, qui a besoin de modifications majeures dans ses politiques, nous avons vu, avec les élections de 2018 à la Chambre des Représentants, la plus large vague électorale dans l’histoire des Etats-Unis. Son importance a été quelque peu éclipsée par le fait que le Sénat américain n’a pas changé de mains; mais cet organe est soumis à une toute autre dynamique, puisque seul un tiers de ses membres sont élus chaque deux ans.
Par ailleurs, on sent aussi clairement ce même vent parmi le public américain: pour la première fois aux Etats-Unis, les sondages indiquent que la crise climatique est la préoccupation principale dans l’esprit de ceux qui, parmi les Démocrates, vont choisir leur candidat aux élections présidentielles de novembre 2020 pour s’opposer à Donald Trump. Enfin, une large majorité des Américains disent désormais comprendre que l’homme est la cause de cette crise, et qu’elle-même nécessite des solutions humaines. Cela dit, la vitesse des changements dans les actes politiques reste trop faible. Aux Etats-Unis en particulier, mais dans le reste du monde également. Et pardonnez-moi d’ajouter que, comme Américain, je crois toujours et encore que les Etats-Unis sont le pays qui a le plus gros potentiel pour guider la communauté mondiale contre le réchauffement. Pour l’heure, nous ne faisons pas de notre mieux. Nous avons un président qui est climatosceptique, voire pire. Mais je ne veux pas perdre du temps à décrire ce problème.
Pensez-vous vraiment que le public américain peut faire basculer les choses en novembre prochain?
Oui! On le voit depuis 2018: presque chaque candidat à l’investiture démocrate a présenté un plan extrêmement complet et impressionnant sur la question du climat; c’est quelque chose qui était totalement impensable il n’y a quelques années. Et j’entrevois en cette fin d’année une victoire qui va non seulement déloger Donald Trump de la Maison blanche, mais qui va inciter ceux qui nient la crise climatique à s’engager à changer! Je ne veux pas donner de faux espoirs, c’est une lutte qui n’est pas achevée. Mais je souhaite conseiller de ne pas abandonner tout espoir. Le désespoir est simplement une autre forme de dénigrement. Et nous ne pouvons pas nous permettre de perdre en route celles et ceux qui sont en train de se battre pour une changement: il y a trop d’enjeux.
La Conférence COP25, en décembre 2019 à Madrid, a accouché de résultats pourtant jugés bien décevants. Quelle est votre appréciation de l’issue de cette réunion?
Oui, c’était une conférence décevante, qui a ressemblé davantage à celle de Copenhague [en 2009, avec un accord jugé décevant car non juridiquement contraignant est sans date-butoir ou objectif quantitatif] qu’à celle de Paris [ou a été signé l’accord éponyme en 2015]. Et cela illustre justement le danger impliqué par le fait que les Etats-Unis abandonnent leur leadership.
Ce qui a conduit à ce que les critiques anti-américaines se sont faites moins virulentes, de votre part également…
Tout à fait. Mais je décris un autre phénomène: l’absence du leadership américain rend toute unité de la communauté mondiale beaucoup plus difficile à obtenir. Et lorsque les Etats-Unis adoptent de mauvaises positions, cela rend les dirigeants de certains autres pays beaucoup plus à l’aise pour ne pas s’atteler à prendre leur courage à deux mains pour s’attaquer à une tâche autrement plus difficile: il devient plus aisé pour eux de dire que si les Etats-Unis n’agissent pas, eux aussi resteront immobiles.
Cela dit, il y a un autre élément important en jeu: c’est le rôle que jouent de nombreux gouverneurs des principaux Etats américains et les maires des grandes villes, voire certains dirigeants de l’industrie, qui s’engagent à représenter le peuple américain aussi bien qu’ils peuvent en disant «Nous, nous restons dans l’Accord de Paris». Et d’ailleurs, plus de la moitié de la population américaine est représentée par des gouvernements d’Etats qui vont plus loin que ce que demande cet accord, ceux de Californie et de New York en tête, pour ne citer qu’eux. Tout ce mouvement va en s’accentuant. Mais il est clair qu’il ne suffira pas à se substituer à des politiques nationales qui vont dans la même direction, la bonne.
Dès lors, au niveau international, voire intergouvernemental, que faut-il faire selon vous?
Suite à la déception de Madrid, le Secrétaire général de l’ONU a convoqué un sommet spécial à New York cette automne. Avant la COP26 à Glasgow en novembre: cette conférence-là sur le climat sera très importante, car elle verra les pays évaluer la période de cinq ans écoulée [depuis l’Accord de Paris] et invitera leur gouvernement à réexaminer leurs mesures à la hausse pour présenter des plans encore plus ambitieux [pour lutter contre les changements climatiques].
En filigrane de tout cela, Mère Nature joue un rôle très persuasif: malheureusement, la fréquence croissante des tragédies environnementales (les incendies en Australie, les inondations aux Etats-Unis empêchant les fermiers d’ensemencer 11 millions d’hectares cette année, les feux en Californie, ou encore la sécheresse dans plusieurs régions du monde – dont ici en Afrique du Sud où nous sommes), font que le public prend conscience du problème. Largement beaucoup plus qu’avant.
D’aucuns estiment pourtant que le catastrophisme lié aux changements climatiques, souligné par les médias et des personnalités comme Greta Thunberg, a parfois lassé et rendu le public indifférent. N’y souscrivez-vous donc pas?
Je pense que tout cela va bien au-delà des questions et des stratégies de communication. Cette crise s’inscrit désormais dans la réalité quotidienne que vivent les gens. Ne serait-ce qu’aujourd’hui, alors que les incendies perdurent, il y a d’énormes manifestations en Australie pour demander des changements dans la politique climatique du pays, parce que les citoyens font désormais le lien. Ce n’est plus de la théorie. Nombreux sont les témoignages (médiatiques ou autres) de personnes jadis dubitatives ou agnostiques devant la crise climatique, qui disent en ressentir aujourd’hui les impacts. Et je pense que l’effet induit [sur la problématique] est massif.
Depuis plusieurs mois, vous ne cessez de viser également l’industrie des énergies fossiles, en appelant à faire cesser tout soutien financier à ces compagnies, qui représentent selon vous une «bulle du carbone», en référence à la «bulle des subprimes», qui a gravement impacté l’économie américaine en 2008.
Il y a beaucoup, beaucoup à faire dans ce domaine. Et beaucoup est déjà fait. D’ici deux semaines, vous entendrez de nouveaux engagements de la part d’institutions de financement qui ont réévalué leurs soutiens qui jusque-là aidaient à la destruction du futur de nos civilisations. Le Forum économique de Davos – mais pas seulement – sera certainement le théâtre de telles annonces. Nombre d’investisseurs perdent d’ailleurs de l’argent en misant sur les énergies fossiles. C’est là l’un des points de pression sur cette industrie.
Mais il y en a d’autres. Par exemple la résonance publique négative de ces investissements dans les sociétés de carburants fossiles, qui fait que les investisseurs s’en détournent pour préférer les ressources énergétiques alternatives, des véhicules électriques, des technologies plus efficientes d’un point de vue énergétique, etc. Durant ces trois dernières années, ces domaines ont généré des retours sur investissements très positifs.
On voit ainsi aux Etats-Unis un effondrement dans la demande en charbon. De plus en plus de projet de nouvelles centrales à charbon sont abandonnés, et certaines existantes sont fermées: il y en a eu davantage durant les premières années de la présidence Trump que durant les deux mandats de Barack Obama. Les gouvernements de pays en développement découvrent que le charbon, qu’ils pensaient être leur meilleur option pour satisfaire la demande en énergie, est plus coûteux que l’énergie solaire ou éolienne. Ils se convertissent donc à ces dernières d’autant plus vite qu’ils tentent en plus de résoudre leurs problèmes de pollution de l’air.
A nouveau, je ne vous cite pas tous ces exemples positifs dans le but de susciter de faux espoirs. La base est réelle, tout comme l’effet d’entraînement. Mais je conditionne aussi tout ce que je dis en réaffirmant la vérité nue que même avec ces progrès, ceux-ci sont loin d’être aussi rapides qu’ils doivent le devenir. L’histoire s’écrit gentiment. Et, comme je l’ai récemment expliqué dans un tribune dans le New York Times [The climate crisis is the battle of our time, and we can win] misant sur le positivisme, nous avons les technologies [liées aux énergies renouvelables] pour agir correctement. Mais ce qui manque, c’est la volonté de dizaines de millions de citoyens lambda de s’impliquer et d’ajouter leur pression morale pour faire le nécessaire et avancer plus vite.
Les actions individuelles sont donc également déterminantes?
Je pense que chaque citoyen peut jouer un rôle crucial, mais surtout en exploitant les outils de la démocratie et de la prise de décision collective. Préférer les ampoules électriques «basse consommation» est important. Mais changer les lois et les politiques publiques l’est bien davantage. Il ne faut pas penser que les actes individuels sont LA solution; c’en est une petite partie. Mais la plus grosse est, pour chacun, de trouver le temps et l’énergie de s’engager, avec d’autres, pour demander des changements législatifs. Or bien sûr, il est facile de se sentir découragé lorsque les lobbies industriels et financiers exploitent le contrôle des systèmes politiques qu’ils ont mise en place depuis de si nombreuses années.
Je ne dis pas cela par souci de radicalisme, je suis simplement en train de décrire la réalité du monde dans lequel nous vivons. Les effets de ces réseaux pérennes d’influence et de contrôle sur les systèmes politiques, en les enrichissant pour les exploiter, sont de la même veine que ce que décrivait l’économiste Thomas Piketty il y a plusieurs années concernant l’accumulation des richesses qui accroît les inégalités économiques.
Comment dénouer ces liens d’influence?
La réponse se trouve dans la choix politiques qui nous sont donnés de faire. Il se peut que, tenant compte de ces liens d’influence, le seuil à franchir pour créer de réels changements politiques soit plus élevé que par le passé. Mais tout ce que cela veut dire, c’est qu’on doit faire un effort un peu plus courageux pour passer ce cap. C’est tout! Ce n’est pas si compliqué. C’est plus facile pour certains de se décourager devant la difficulté de la tâche, au point de ne rien faire. Mais nous n’avons pas le droit. Il y a trop d’enjeux. Et les jeunes – Dieu merci – nous disent franchement de ne pas les abandonner, eux et leur avenir.
Tout cela est donc une épreuve quant à notre propre identité d’êtres humains: allons-nous survivre ou non? Je refuse de croire que nous sommes destinés à nous auto-détruire. Je comprends que, comme êtres humains, nous avons des limites qui sont enracinées dans notre évolution passée et dans les défauts des cultures et des politiques dont nous avons hérités. Oui, certes. Je crois non seulement mais je sais aussi que nous avons la capacité de dépasser ces limites lorsque nous le devons. Et le temps est venu pour que nous le devions.
Comment expliquez-vous que la voix des scientifiques soit, selon l’impression de beaucoup, de moins en moins entendue, comme l’ont d’ailleurs montré les discussions lors de la COP25 à Madrid?
Nous avons assisté à un assaut organisé contre l’autorité du savoir, contre la raison elle-même. Des entités économiques dont les business plans dépendent de la consommation en masse des carburants fossiles ont fait d’immenses efforts pour semer le doute dans l’esprit des gens au sujet des connaissances scientifiques qu’ils considéraient hostiles à leurs intérêts. Ces entités se sont ainsi acheté davantage de temps pour agir de manière téméraire et irresponsable. Cette stratégie est la même que celle employée à l’époque par l’industrie du tabac pour, à l’aide d’acteurs déguisés en médecins et placés sur les plateaux de télévision, jeter le doute sur les liens entre la consommation de cigarettes et le cancer du poumon ou d’autres maladies. Vous connaissez ces histoires. Et nous les revivons aujourd’hui.
C’est un indicible crime contre l’humanité que ces industries des énergies fossiles et leurs dirigeants, mus uniquement par l’appât du gain au point d’en aveugler leur moralité, fassent peser un si gros risque sur la survie de la civilisation humaine. Et peut-être au fil du temps se sont-il assis sur les dimensions morales des choix qu’ils ont faits. Un nombre croissant de gens mesure aujourd’hui l’ampleur de ce crime; je lis de plus en plus d’histoires dans la presse décrivant comme ces entreprises des énergies fossiles ont contrôlé le narratif autour du réchauffement climatique. L’autorité de la connaissance va-t-elle reprendre ses droits? La place de la vérité, telle que nous la déterminons collectivement du mieux possible, va-t-elle redevenir l’étoile polaire guidant nos prises de décision? Les réponses à ces questions deviennent les déterminants de notre futur en tant qu’espèce.
Une voix particulière semble être capable de porter ce message au niveau global au point d’être entendue: la vôtre. Avez-vous été approché pour l’exploiter aux Etats-Unis, notamment en vue de l’échéance de novembre prochain?
Parlez-vous d’une candidature à la future élection présidentielle américaine?
Oui.
Je suis un politicien en convalescence. Et plus le temps passe sans rechute, moins le risque est grand que cela arrive. Je comprends bien que beaucoup dépend de celui ou celle qui sera nommé-e [dans le camp démocrate] pour s’opposer à Donald Trump. Je suis optimiste: ce ou cette candidat-e sera fort-e.