Peu après 13h, le 22 novembre, deux astronautes — l’un européen, l’autre américain— sortiront de la Station spatiale internationale (ISS), afin de poursuivre les réparations du spectromètre AMS-02, initiées le 15 novembre dernier. Il a été installé là-haut en 2011 pour détecter des particules cosmiques d’antimatière. Cette sortie extra-véhiculaire (EVA), deuxième d’une série d’au moins quatre, est très complexe, tant l’instrument n’avait pas été prévu pour être révisé.
Pourquoi c’est important. Le spectromètre AMS-02 (pour Alpha Magnetic Spectrometer), dont le cœur a été construit à l’Université de Genève, est l’un des meilleurs pièges conçus par l’homme pour repérer des particules d’antimatières, voire les traces de corpuscules inédits, appelés neutralinos. Ces derniers pourraient aider à expliquer l’existence de la «matière sombre», qui emplit un quart de l’Univers, mais que les scientifiques n’ont jamais observée directement et dont ils ignorent tout de la nature.
Les difficultés. Luca Parmitano de l’Agence spatiale européenne (ESA), actuellement commandant de l’ISS, et qui dirigera aussi les opérations de cette sortie, le dit lui-même, dans une vidéo de l’ESA:
«AMS-2 est attaché dans un secteur extérieur de l’ISS qui est difficile d’accès, et où aucune barre ou système où s’agripper n’avait été prévu, vu que le détecteur n’avait pas été pensé pour être réparé.»
- L’astronaute italien verra donc ses pieds attachés sur l’extrémité du bras robotisé canadien installé sur l’ISS, lui-même commandé par deux autres occupants de la station spatiale.
- Des outils spéciaux ont été développés pour cette mission de réparation unique.
- Des dizaines d’heures d’entraînement ont été nécessaires dans une piscine du Johnson Space Center, à Houston— afin de simuler les conditions d’apesanteur — sur une maquette grandeur nature du détecteur AMS-02.
L’avis de l’expert. L’astronaute suisse Claude Nicollier a effectué quatre séjours dans l’espace, dont un avec une EVA pour réparer le télescope spatial Hubble:
«Dans ce genre de situation, arrimer l’astronaute sur le bras robotisé est la meilleure et plus évidente solution: cela lui laisse ses deux mains pour opérer confortablement. Cela dit, la plus grande difficulté restera liée à la dextérité des mains, empêchées par les gros gants qui la couvrent; mais les ingénieurs de la Nasa ont mis au point des outils appropriés.
Par ailleurs, même si le type de scaphandre est quasi le même que celui que j’ai utilisé en 1999, il est désormais bardé de caméras qui permettent une interaction très étroite avec les opérateurs au sol. Enfin, il faut être solide mentalement et physiquement pour de telles sorties, durant lesquelles le travail se fait très lentement. Mais Luca Parmitano a toutes les qualités requises. Que la Nasa lui accorde la direction des opérations en est la meilleure preuve.»
La mission. L’objectif ultime de cette série d’au moins quatre sorties extra-véhiculaires est une réparation que Luca Parmitano compare à «une opération à coeur ouvert, sur un instrument de grande complexité technologique, et tout cela dans l’espace.»
Il s’agira, explique-t-il «de couper des tubes du système refroidissement du détecteur, les remplacer avec d’autres, que nous apporterons et qu’il faudra souder, pour remettre en marche des pompes thermiques», dont le rôle est de refroidir à 1,8°K (soit environ -271°C) l’aimant supraconducteur constituant la pièce maîtresse de l’objet. Trois de ces pompes, sur les quatre que compte AMS-02, sont défectueuses.
Ce qu’est AMS-02. C’est le détecteur de particules le plus complexe jamais lancé dans l’espace.
- Imaginé en 1994 sur une idée de Samuel Ting, Prix Nobel de physique du MIT de Boston, et impliquant 600 physiciens de 16 pays, AMS-02 pèse sept tonnes.
- Son coût total est d’environ deux milliards de dollars, au lieu de 33 millions estimés à l’origine – un dépassement qui a failli marquer le coup d’arrêt du projet.
- Il avait été conçu pour fonctionner durant seulement trois ans, et ne devait pas demeurer en orbite.
- L’instrument a été assemblé au CERN, à Meyrin, où se trouve aussi son centre de contrôle et d’analyse des données.
- Son coeur, constitué de plaques de silicium, appelé Tracker, a été construit à l’Université de Genève, sous la houlette du professeur – honoraire aujourd’hui – Maurice Bourquin.
- L’ensemble a été acheminé vers l’ISS sur le dernier vol de la navette spatiale Endeavour, en mai 2011.
La tâche d’AMS-02. C’est de pister les particules d’antimatière venues du fond des âges. Car il y a plus de 13 milliards d’années, le Big-Bang a dû, selon les théoriciens, générer autant de matière que d’antimatière. Dans cette grande soupe originelle, à chaque électron, de charge négative, aurait dû correspondre un positron, positif, lui. Et chaque proton (positif), devrait être apparié à un antiproton (négatif). Seulement voilà: l’Univers, aussi loin qu’on le connaisse, est en très grande majorité composé de matière. Des anti-mondes ont-ils existé? Existent-ils encore parmi les 100 à 200 milliards de galaxies? Ou alors pourquoi la belle symétrie théorisée du Big Bang n’a-t-elle pas été respectée? Autant de questions auxquelles l’instrument doit répondre.
Pourquoi aller forcément dans l’espace pour faire ces recherches? Samuel Ting nous expliquait en avril 2011, peu avant le lancement d’AMS-02:
«Les particules et molécules d’antimatière s’annihilent lorsqu’elles entrent en contact avec celles de la matière, dans l’atmosphère par exemple. Par ailleurs, en raison du vide intersidéral, l’énergie des particules que nous pouvons mesurer depuis l’ISS est sans limite.»
Les résultats. Depuis sa mise en service en 2011, AMS-02 a détecté le passage de plus de 100 milliards de particules cosmiques. Parmi lesquelles plusieurs centaines de milliers de positrons.
Maurice Bourquin, l’un de ses concepteurs:
«Durant ces premières années d’exploitation, AMS-02 a généré des données en grande quantité (sur des positrons et antiprotons) et avec une très grande finesse – on peut quantifier avec une précision de l’ordre du pourcent leur distribution d’énergie. C’est déjà très important pour mieux comprendre l’origine des rayons cosmiques», comme sont nommées ces (anti-)particules de haute énergie traversant le cosmos.
Les espoirs. Mais il y a mieux: le Graal, pour les pères d’AMS-02, serait de pouvoir identifier des anti-particules qui seraient nées de l’annihilation de neutralinos. Ces corpuscules, pour l’heure théoriques uniquement, pourraient constituer les éléments de cette fameuse «matière sombre» que les astrophysiciens supposent exister dans les galaxies en rotation comme la Voie lactée – sinon, sans la force d’attraction qu’elle exerce, les planètes et étoiles en seraient éjectées comme sur un carrousel tournant trop vite – mais dont ils ignorent la nature.
Or les premiers paquets de données issues d’AMS-02 affichent un léger excédent de positrons par rapport à ce que les calculs prévoient en l’absence de matière sombre. De même, AMS-02 a aussi observé en 2016 un excès d’antiprotons par rapport aux prédictions théoriques. Des données qui sont longtemps demeurées difficiles à interpréter à cause de plusieurs sources d’incertitudes. Mais en mai 2019, un examen plus détaillé, publié dans Physical Review D, a conclu que cette observation pourrait être cohérente avec l’existence de matière sombre. Reste donc à en identifier les sources.
Maurice Bourquin:
«Nous avons impérativement besoin de données supplémentaires pour améliorer la finesse statistique de nos mesures , et nous permettre d’arriver à des conclusions plus tranchées. La réparation de AMS-02 constitue ainsi une chance immense.»
Cette réparation se justifie d’autant plus que, comme le disait lui-même Bill Gerstenmeier en 2011, alors administrateur associé de la Nasa , «cette expérience, qui devrait apporter une moisson d’informations importantes pour la compréhension de l’Univers, donne vraiment une raison d’être à la Station spatiale international», que d’aucuns n’ont pas hésité à qualifier de joujou à plus de 100 milliards de dollars sans réelle justification scientifique.
En cas de succès de la réparation, le détecteur AMS-02 pourrait rester en fonction jusqu’en 2030. Pour autant que la Station spatiale internationale, elle, survive jusqu’à cette date.