Voilà exactement dix ans qu’était lancée, dans le sud de la France, la mise en œuvre du colossal réacteur de fusion nucléaire. Au bord de l’implosion il y a peu, le projet a trouvé un nouveau souffle. Le rêve de produire un jour une énergie propre, abondante et sûre va passer à l’épreuve de la réalité
L’odeur humide et rance du béton frais indique que cet immense silo vient d’être érigé. De ses murs et de son soubassement sortent encore des myriades de tiges métalliques de renforcement rouillées. Le crépitement des soudeurs résonne dans l’enceinte. En regardant vers le ciel à travers l’ouverture circulaire large de 30 mètres, l’on aperçoit les grues de chantier s’agiter telles les aiguilles d’une horloge. Comme pour rappeler qu’il n’y a plus une seconde à perdre.

Car, après avoir dilapidé de précieuses années en atermoiements technico-administratifs, les équipes d’ITER avancent au pas de charge, sur un chantier aussi vaste que 60 terrains de football, à Cadarache, non loin d’Aix-en-Provence. Dès 2025, ce réacteur expérimental doit entrer en fonction pour ensuite montrer, dès 2035, que la fusion nucléaire peut constituer l’une de ces énergies abondantes, sûres et non polluantes qui pourraient sauver la planète d’un destin climatique périlleux.
Lancée il y a 10 ans, le 24 octobre 2007, la mise en œuvre de ce projet pharaonique, au bord de l’implosion en 2014, en fait désormais l’une des plus grandes aventures scientifiques de ce début de XXIe siècle, au même titre que le LHC au CERN ou la Station spatiale internationale. «Nous n’ambitionnons rien de moins que de reproduire sur Terre le fonctionnement du Soleil», dit Bernard Bigot, l’actuel directeur général.
L’eau plus puissante que le pétrole
«L’idée est simple, explique Mark Henderson, chercheur américano- suisse longtemps actif au Swiss Plasma Center (SPC) de l’EPFL, impliqué dans ITER. Comme dans les étoiles, faire fusionner deux atomes apparentés à l’hydrogène dans des conditions sécurisées et maîtrisées, et récupérer l’énergie calorifique qui se dégage de cette réaction.»
A terme, l’avantage de cette méthode est d’utiliser des «combustibles de base» largement présents sur Terre, de l’eau et du lithium, un métal très répandu dans la croûte terrestre. «Avec chaque litre d’eau, on pourrait produire autant d’énergie qu’avec 350 litres de pétrole», décrit le physicien. Cette fusion atomique ne génère par ailleurs aucun déchet direct, à l’inverse des centrales nucléaires tirant profit de la fission des noyaux d’uranium. Mieux, le réacteur ITER ne peut s’emballer, mais s’arrêtera à la moindre irrégularité.
Objectif: 150 millions de degrés
Voilà pour la théorie de la fusion nucléaire, connue depuis le début du XXe siècle. La concrétiser en laboratoire est une autre affaire. «Tout se passe dans ce que les physiciens appellent un «plasma», explique l’un d’eux, l’Anglais Steven Lisgo, à la cafétéria. C’est une soupe de particules chargées (électrons, ions, etc.) se mouvant librement. Le Soleil en est constitué: la densité du plasma y est immense et la température moyenne de 15 millions de degrés, de quoi assurer les réactions de fusion nucléaire qui produisent la chaleur et la lumière qui nous font vivre.»
Sur Terre, impossible d’atteindre la même densité. «Il s’agit donc de reproduire un plasma moins dense mais plus chaud: 150 millions de degrés!» Pour le recréer, les physiciens (russes, d’abord) ont inventé le «tokamak», sorte de thermos métallique en forme de bouée. Quelques dizaines de machines expérimentales ont été fabriquées (dont l’une est à l’EPFL), mais aucune n’est assez puissante et grosse pour héberger une réaction de fusion nucléaire susceptible de s’auto-entretenir et de produire plus d’énergie qu’elle n’en avale – une condition évidemment indispensable pour ajouter cette méthode au spectre des ressources énergétiques possibles.
C’est donc en 1985, lors du sommet de Genève, que les présidents Reagan et Gorbatchev décident d’y mettre les formes… de la bonne taille. Est alors esquissé ITER, un tokamak gigantesque; il fait 30 m de haut, pour un poids total de 23 000 tonnes, et comprend la plus grande chambre à vide jamais construite sur Terre.
Pour l’ériger, six partenaires signent un accord technique en 2005 (UE, Etats-Unis, Chine, Japon, Corée du Sud, Russie) et seront bientôt rejoints par l’Inde. Le Vieux Continent obtient de haute lutte le siège du réacteur, mais s’engage aussi à assurer 46% de son budget, contre 9% pour chacun des six autres membres. Premier plasma dans la machine en 2015, promettait-on.
Stratégie très compliquée
Mais très vite des nuages s’accumulent devant le soleil artificiel d’ITER. Une grande complexité technique apparaît. «L’un des principes fondateurs était de permettre à tous les partenaires de faire un peu de tout sur la machine. Cela afin de leur permettre à tous d’acquérir le savoirfaire sur la construction des tokomaks», explique Yves Martin, directeur adjoint du SPC de l’EPFL. Autrement dit, un élément du réacteur peut être constitué de pièces pouvant provenir des quatre coins du monde; une stratégie infiniment compliquée à gérer aujourd’hui. D’autant que le prix des matières premières, dont l’acier, s’est envolé depuis.
Par ailleurs, la région de Cadarache étant à risques sismiques, il a fallu prévoir des mesures adéquates non budgétées initialement. Enfin, une série de modifications de design de l’engin a imposé plusieurs révisions des plans de son enveloppe solide, devant satisfaire aux mêmes exigences que tout bâtiment à caractère nucléaire. Trois facteurs qui ont fait exploser les coûts, ceux-ci passant de 5 milliards de dollars à l’origine à 15 milliards il y a quelques années! Ce à quoi s’est ajoutée, comme le décrit un rapport ayant fuité dans la presse américaine en 2014, une gestion administrative calamiteuse du directeur japonais, dans laquelle interféraient les sept partenaires. «En 2014, les équipes étaient totalement démotivées, les politiciens de plus en plus interrogatifs, le projet entier au bord du gouffre, personne n’y croyait plus», résume discrètement une collaboratrice.
«Le premier agenda présenté en 2005 était politique, il a été établi pour convaincre les décideurs – ce que je respecte –, mais sans une réelle revue d’ingénieurs», admet aujourd’hui Bernard Bigot, l’ancien administrateur du Commissariat à l’énergie atomique français (CEA), appelé à la barre du bateau sombrant. «Nous avons dès lors procédé à des révisions de projet détaillées, qui ont associé les fournisseurs et permettent d’établir des horizons temporel et financier précis.» Soit 2025 pour le premier plasma dans la machine (sans fusion), première fusion nucléaire en 2035, et 20 milliards d’euros de budget. «Tous nos 1500 collaborateurs se mobilisent entièrement, et sont même prêts à accélérer la cadence», ajoute celui qui a dû faire le ménage dans le personnel en accédant à son poste, pour lequel il a posé ses conditions: disposer des pleins pouvoirs décisionnels.
«On sait exactement où l’on va», assure l’interlocutrice anonyme. Et d’indiquer que, pour qui ne vient pas tous les jours sur le site, les bâtiments semblent pousser comme des champignons.
L’un d’eux abrite la mise en forme des divers aimants qui envelopperont le tokamak, et produiront un champ magnétique 260 000 fois plus puissant que celui de la Terre.
«Ce champ aura pour rôle de confiner le plasma dans la bouée métallique et d’éviter qu’il ne touche ses parois, ce qui pourrait gravement les endommager», explique Steven Lisgo, chargé d’étudier tout de même les impacts d’une telle éventualité. «Le plus grand risque d’ITER est en fait, à peine fonctionnel, de s’endommager pour cette raison.» Posés au sol, ces anneaux de métaux supraconducteurs sont si grands que leslogisticiens des lieux n’ont pas assez de place, et passent leur temps à organiser une occupation optimale du bâtiment.
Une enceinte de 3500 tonnes
Dans le cube de tôle voisin, des échafaudages disposés en arènes. En leur centre, de gigantesques pans d’acier de ce qui constituera la coque de cryogénisation, permettant de maintenir ces mêmes aimants à une température extrêmement basse afin qu’ils génèrent un champ maximal.
«Nous sommes en train, tranche par tranche, de souder les éléments de cette enceinte complexe de 3500 tonnes», détaille l’ingénieur indien Anil Bhardwaj, qui gère une batterie d’ouvriers allemands, ses compatriotes n’ayant pas pu venir travailler sur le site pour des raisons administratives. Le tout, une fois construit, sera transporté par des ponts roulants dans le colossal bâtiment d’assemblage, le plus haut du chantier.
Mais la zone la plus impressionnante reste celle qui accueillera le réacteur lui-même. Le gros œuvre sera bientôt en voie d’achèvement: six platesformes superposées en béton, autour d’une vaste cavité qui accueillera la machine. Le tout posé sur 493 «patins», des plots durs couverts de «sandwiches en caoutchouc», capables de résister à un tremblement de terre de l’ordre de 8 à 10 sur l’échelle de Richter. Le bâtiment pourra bougerlatéralement de 10 à 15 cm sans conséquences. Encastrées dans tous les murs, des centaines de plaques de métal jaunâtres, qui imagent un cassetête préparatoire absolu, tant il fallait penser à tout: c’est sur elles que seront fixés les éléments du réacteur, aucun percement de trou n’étant toléré dans l’enveloppe d’un bâtiment nucléaire, de peur d’y générer des fissures. Partout, les ouvriers s’échinent sous un soleil de plomb à faire grandir l’ouvrage.
Pression constante
Le nouveau calendrier, proposé par Bernard Bigot et accepté par le Conseil d’ITER en juin 2016, pourra-t-il être respecté? Le directeur général y croit dur comme fer, «pour autant que les moyens financiers soient garantis, que les fournisseurs tiennent les délais, et qu’il n’y ait pas de problème majeur». Un autre physicien, croisé lors de la visite, n’hésite pas à souligner la pression constante sur son travail qu’impliquent les contraintes financières: «Pour chacun de nous, le défi est aussi psychologique: il faut s’engager corps et âme en sachant que, en cas de délai plus ou moins long, l’on ne verra peut-être jamais le résultat final de notre travail.»
Les équipes vont d’ailleurs au-devant d’immenses tensions, avec le début de la phase d’assemblage de la machine, au printemps 2018. Un puzzle éléphantesque, qui plus est avec des éléments fabriqués dans des environnements variables à travers le monde, mais qui doivent s’imbriquer au millimètre près. «Dans un Boeing 747, il y a 5 millions de pièces, contre 10 millions dans ITER… Je vous laisse imaginer le flux logistique à établir», résume Hans-Henrich Altfeld, directeur du bureau de contrôle du projet. Pour faciliter leur intégration, les scientifiques ont reconstruit sur ordinateur le réacteur en 3D, afin de s’y balader virtuellement, jusque dans les moindres recoins de ses entrailles.
ITER vs Stellarator
Dans la communauté scientifique, d’aucuns affichent encore leur scepticisme face au gigantisme et à la complexité du projet. Et préconisent de voir plus petit d’abord. D’autres configurations existent en effet pour des réacteurs de fusion novateurs. A Greisfwald, en Allemagne, le stellarator Wendelstein 7-X, sorte de tube spiralé ceint d’aimants et refermé sur lui-même, a produit son premier plasma à 100 millions de degrés en février 2015. Et, en Grande-Bretagne, la société Tokamak Energy pense avoir trouvé la solution idéale en développant un petit tokamak sphérique.
«Ce scepticisme est légitime, tant ITER est un projet de longue durée, qui représente une rupture totale de paradigme dans la production d’énergie, dit Bernard Bigot. C’est notre responsabilité d’écouter ces interrogations et d’y apporter des réponses sincères.» Quant aux machines alternatives: «Nous encourageons ces recherches, complémentaires, qui permettront de mieux connaître la fusion. Mais la taille de ces engins ne suffira pas à tester la production d’énergie par la fusion.»
Pas encore exploitable
ITER, lui, ne fera d’ailleurs qu’effleurer cette étape, en produisant 10 fois plus d’énergie que celle qui sera introduite dans le système. Mais il ne ressemble pas encore à un réacteur de fusion nucléaire exploitable à souhait pour remplacer les centrales électriques actuelles, tant il demeure de questions, concernant un approvisionnement nécessairement continu en combustible pour la fusion nucléaire, ou la durée de vie des matériaux soumis aux conditions extrêmes du plasma. Y répondre sera la tâche de DEMO, un prototype préindustriel encore plus grand qu’ITER, sur lequel les physiciens planchent déjà, et espéré dès 2054 au mieux, selon un rapport divulgué en juillet 2017 d’EUROFusion, un consortium de laboratoires et d’universités actifs dans la recherche sur la fusion.
Après les récents troubles, les pays partenaires d’ITER sont prudents. «Mais aussi très motivés à voir aboutir ce projet», insiste Bernard Bigot, qui dit que tout son champ de décision est respecté par eux. Même si les Etats-Unis disaient il y a peu vouloir sortir du consortium, tant les craintes sont grandes là-bas que les sommes investies dans ITER le soient au détriment d’autres axes de recherche? «Ils n’ont pas totalement confirmé leur entière participation, c’est vrai», dit le directeur. Seuls 50 millions de dollars pour 2017 sont assurés, contre 135 prévus. «Mais les discussions que j’ai eues ces derniers temps avec leurs responsables sont reparties sur de bons termes», ajoute-t-il, arguant qu’aucun pays, aussi puissant soit-il, ne peut faire aboutir seul un projet similaire à ITER. «Celui-ci n’est pas seulement un défi technologique, mais aussi de management en relations internationales: il peut servir de modèle pour montrer comment le monde entier peut s’unir pour lutter contre un problème global», commente simplement le délégué américain Ned Sauthoff.
Bien qu’elles soient partenaires d’ITER, la Chine et la Corée du Sud, elles, ont déjà commencé à concevoir leurs propres réacteurs de démonstration. Du côté européen, qui doit participer à hauteur de 6,6 milliards d’euros (contre 7,2 initialement prévus) jusqu’à 2020, le soutien est affiché: «Notre engagement est là, et nous planifions déjà le budget pour la suite, assure Johannes Schwemmer, directeur de Fusion4Energy, l’entité représentant l’UE dans ITER. Cela aussi pour des raisons économiques, tant les retombées sont cruciales pour le domaine industriel.»
«Il s’agit aussi de relativiser le montant total de 20 milliards d’euros, conclut Bernard Bigot. La France seule en dépense 25 pour s’approvisionner en ressources fossiles (pétrole, gaz, etc.) qui seront brûlées en une seule année. On ne peut pas poursuivre ainsi durant des décennies sans une alternative. Je ne sais pas si l’on va réussir avec ITER, mais j’espère fort que oui; et l’on y travaille. Mais je veux savoir si c’est possible de maîtriser sur Terre le pouvoir des étoiles.» «Sinon, nos petits-enfants risquent fort de s’éclairer à la bougie», dit cet ouvrier rencontré sur le chantier, convaincu qu’ITER (qui signifie «le chemin», en latin) est la voie à suivre pour un avenir énergétique meilleur.