Le «riz doré», codéveloppé dans les années 1990 par un chercheur de l’EPF de Zurich, pourrait venir en aide aux populations souffrant de carences en vitamine A. Le bras de fer entre partisans et opposants de cet OGM est relancé après des arrachages en rizières et une pétition sur Internet
Ces images en ont rappelé d’autres, en France ou en Suisse: en août dernier, 400 paysans philippins en train de piétiner une rizière où pousse du riz génétiquement modifié. Des organisations non gouvernementales utilisent l’événement pour nourrir la polémique sur les OGM. Et le ministre britannique de l’environnement de qualifier ces dernières de «diaboliques», au risque de se faire moult ennemis au sein d’un public encore craintif par rapport à cette biotechnologie. Lors de sa création, en 1999, le «riz doré» était promis à un avenir étincelant, au point que le Time titrait qu’il allait «sauver des millions de vies». Quinze ans plus tard, ce produit miracle se fait encore attendre. Mais loin d’être chimérique, ce sont surtout des obstacles bureaucratiques, sécuritaires voire politiques qui ont retardé son avènement.
L’histoire commence en 1999. Deux biologistes, Ingo Potrykus à l’EPF de Zurich et Peter Beyer, à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, s’intéressent à l’un des problèmes de santé publique les plus graves: la carence en vitamine A, qui peut conduire à la cécité, voire à la mort en affaiblissant le système immunitaire. Selon les estimations, 500 000 personnes deviennent aveugles chaque année à cause de ce problème, et cette carence tue 1,9 à 2,8 millions de personnes par an, soit plus que le sida ou la malaria. La vitamine A se trouve dans les produits laitiers et les Å“ufs. Elle peut aussi être synthétisée dans l’organisme à partir d’un nutriment, le bêtacarotène, contenu dans de nombreux fruits et légumes. Or les populations pauvres n’ont pas accès à ces vivres-là. Mais beaucoup se nourrissent de riz.
Les deux scientifiques insèrent alors trois gènes activant la production de bêtacarotène dans le code génétique du riz – ce qui lui confère une couleur dorée – avec l’idée qu’il assure, à qui en mange, une bonne partie de l’approvisionnement souhaité en vitamine A. «Dès l’an 2000, le riz est prêt à être cultivé et testé», se souvient Adrian Dubock, manager du projet Golden Rice. C’était compter sans la levée de boucliers des ONG opposées aux OGM, Greenpeace en cheffe de file.
L’organisation décrédibilise le projet en avançant qu’il faudrait que les personnes concernées mangent plusieurs kilogrammes de riz doré pour assurer leurs besoins quotidiens en vitamine A. Elle critique aussi le fait que Potrykus et Beyer, à court de financement, se soient tournés vers AstraZeneca (devenu Syngenta), quand bien même l’accord imposait au géant de l’agroalimentaire de mettre les graines de riz doré librement à disposition des paysans dans les pays en développement. Et elle évoque enfin des risques pour la santé à consommer un riz génétiquement modifié. «Ce projet est un immense gâchis d’argent», dit encore aujourd’hui Janet Cotter, scientifique de Greenpeace.
Devant ces frondes, il faut attendre 2005 pour que commencent les études sur ce riz, qui a par ailleurs été amélioré dans l’intervalle. Deux études ont été publiées dans l’American Journal of Clinical Nutrition. La première en 2009, menée aux Etats-Unis chez des adultes qui ont ingéré ce riz; elle a montré que le bêtacarotène se retrouvait facilement dans leur sang. Et la deuxième à l’été 2012, sous l’égide d’une équipe sino-américaine de l’Université Tufts, qui a fait beaucoup de bruit.
Ses auteurs ont servi à des groupes d’enfants chinois de 6 à 8 ans des portions de riz doré pour estimer dans quelles proportions il était converti en vitamine A dans leur organisme. Greenpeace a aussitôt critiqué ces recherches, arguant que les enfants avaient été pris pour «cobayes humains», leurs parents n’ayant pas été avertis qu’ils mangeaient un OGM. La presse chinoise s’est vite emparée de ce «scandale», les autorités chinoises ont aussi rapidement cloué au pilori trois des collaborateurs chinois de l’étude. Et l’Université Tufts de lancer une investigation interne.
La tension est encore montée d’un cran lorsque, le 8 août dernier, 400 manifestants ont détruit l’un des cinq champs d’essai aux Philippines. C’était là, pour Patrick Moore, le grain qui a fait déborder le paquet d’Uncle Ben’s. L’ancien cofondateur de Greenpeace, qui s’en est retiré en 1986, n’a plus pu se retenir: «Le fait d’empêcher le riz doré d’être distribué aux personnes qui en ont besoin est immoral et inhumain. Un crime contre l’humanité!» Et de viser Greenpeace qui, selon lui, aurait même mandaté des jeunes citadins pour aller détruire ces champs avec les paysans: «Les personnes que l’on voit sur les images filmées n’ont pas le style de paysans, et d’ailleurs, ces derniers ne possèdent pas de caméras…»
Une accusation que réfute Janet Cotter: «Si cela avait été une action de Greenpeace, on aurait déployé une banderole.» La détermination de Patrick Moore ne faiblit pas: dans la foulée d’une pétition de 6278 scientifiques sur Internet, il vient de lancer un site «pour dénoncer la politique de «tolérance zéro» envers les OGM appliquée par Greenpeace et d’autres ONG, et ainsi faire monter la pression sur elles. Il y a en effet eu beaucoup trop de désinformation sur le sujet.»
Entre-temps, le 18 septembre, l’Université Tufts a rendu les conclusions de son enquête: les chercheurs impliqués dans l’essai chinois ont bien violé les règles protocolaires américaines sur la recherche sur l’être humain en n’indiquant pas explicitement que le riz ingéré par les enfants avait été modifié génétiquement; ils ont été sanctionnés en conséquence. Mais l’enquête souligne aussi que les écoliers n’ont pas été atteints dans leur santé, et «surtout les résultats scientifiques restent valables, à savoir que le riz doré constitue effectivement une source de vitamine A», se réjouit Ingo Potrykus. Ainsi, une portion de 100 à 120 g comblerait 60% des besoins quotidiens. «Ce riz est sûr, peut remplacer les capsules de vitamine A, dont la distribution coûte très cher, ou d’autres de ses sources (épinards par exemple), et il sera mis à disposition des communautés sans dépendance envers l’industrie agroalimentaire», assure Adrian Dubock.
Des conclusions auxquelles n’adhère pas Greenpeace. «L’innocuité totale du riz doré sur la santé n’a pas été complètement avérée. Il se peut que se créent, dans sa dégradation dans l’organisme, des nutriments nuisibles. On ne sait pas», dit Janet Cotter. «Plusieurs études ont montré que le bêtacarotène, aux doses physiologiques auxquelles il est consommé, n’a pas d’effet délétère», rétorque le manager du projet, rejoignant le consensus scientifique sur l’innocuité des OGM publié en octobre 2012 par l’Association américaine pour l’avancement des sciences (AAAS). «Quant aux impacts liés à la contamination possible des plants de riz naturel par ce riz doré», souvent évoqués avec la première génération d’OGM, «ils sont infimes», assure Patrick Moore.
L’ex-directeur de Greenpeace souhaiterait que l’organisation qu’il a jadis cofondée «assouplisse sa position obtuse sur les OGM et fasse une exception avec le riz doré en le tolérant. Devant l’efficacité de ce produit, sa position moraliste n’est plus tenable lorsque 6000 vies d’enfants sont en jeu chaque jour.»
«Ce sont là de faux arguments, car le riz doré n’est simplement pas la solution, rétorque Janet Cotter. Nous pensons qu’il est faux de se focaliser sur un type de vivre – le riz –, car cela peut au contraire exacerber le problème d’accès à la nourriture. Nous prônons une diversification des cultures et des ressources alimentaires. Nous ne ferons pas d’exception, car ce projet a pour seul but de faire grandir l’acceptation des OGM en général.» Une posture qualifiée d’«idéologique» par Patrick Moore, qui a fait sortir le ministre britannique Owen Paterson de ses gonds. Dans The Independant dimanche, il a estimé que cette opposition «portait une ombre noire sur les tentatives de nourrir la planète. C’est dégoûtant que des enfants deviennent aveugles ou meurent à cause des blocages à cette technologie faits par un petit nombre de gens.»
Malgré ces polémiques, le projet continue aux Philippines, à l’International Rice Research Institute, qui gère les essais. Son directeur adjoint pour la communication, Bruce Tolentino, indique que «vu que nous avons assez de données scientifiques malgré les arrachages de cet été, nous allons soumettre d’ici à quelques mois une demande aux autorités de biorégulation pour que les paysans puissent, d’ici à un an ou deux, lancer la mise en culture». Seront alors mises sur pied des études pour vérifier sur le long terme et quantifier l’efficacité du riz doré comme source de vitamine A assimilable par le corps humain.
En parallèle, les scientifiques effectuent déjà des croisements du riz doré avec d’autres types de riz, spécifiques à différents pays (Inde, Indonésie, Bangladesh, etc.). «Dès que nous aurons toutes les autorisations nécessaires, nous sommes prêts à les déployer rapidement», avise Adrian Dubock.