Le Français Serge Haroche et l’Américain David J. Wineland ont été primés par l’Académie royale des sciences suédoise. Leurs prouesses expérimentales ont permis de mieux étudier l’univers contre-intuitif de la mécanique quantique
C’est l’histoire d’un chat. Un chat particulier, puisqu’il est à la fois mort et vivant. Un félin qui n’existe que dans une expérience de pensée, mais qui a inspiré les physiciens français Serge Haroche et américain David J. Wineland dans leurs recherches, au point de leur faire remporter le Prix Nobel de physique 2012.
L’univers dans lequel évoluent ces deux savants est aussi bizarre que déroutant: la physique quantique. Un monde de l’infiniment petit régi par d’autres lois que celles que l’on connaît dans notre macrocosme, et qu’a tenté de décrire Erwin Schrödinger il y a près de 80 ans. Le physicien autrichien proposait d’imaginer un chat enfermé dans une boîte, avec, à côté de lui, une fiole de poison, une source d’atomes radioactifs et un compteur Geiger servant à mesurer leurs radiations. Dès que cet instrument détecte une désintégration de ces atomes, il enclenche un mécanisme qui casse la fiole et libère son contenu. Or ces désintégrations sont décrites par les lois de la mécanique quantique; en gros, elles peuvent survenir à tout moment. Le coffret est hermétique, si bien qu’il est impossible de savoir si un atome s’est désintégré et a, in fine, fait mourir le chat. Bien sûr, en l’ouvrant, l’on sait ce qu’il en est. Mais sinon, il reste à considérer que le félin est… à la fois vivant et mort.
Il en va de même dans le cadre contre-intuitif de la physique quantique. Des entités aussi infimes que des photons (particules de lumière) ou des atomes peuvent être décrites tantôt comme des particules, tantôt comme des ondes. Surtout, ces mêmes entités, à l’image du chat mort-vivant, peuvent se trouver simultanément dans plusieurs états; elles sont pour ainsi dire suspendues entre différentes réalités classiques. Ceci, en principe jusqu’à ce que quelqu’un fasse des mesures sur ces corpuscules – comme en ouvrant la boîte du félin –, ce qui les contraint à se figer dans un seul état.
La prouesse des deux lauréats fut de construire des expériences permettant d’étudier les particules dans leur monde quantique.
A l’Ecole normale supérieure de Paris, Serge Haroche a fabriqué un piège à photons. Il s’agit d’une «simple» cavité ceinte par des miroirs placés face à face. Un dispositif en réalité extrêmement complexe, puisque les miroirs sont en matériaux supraconducteurs refroidis à des températures proches du zéro absolu (–273,15 °C). Des miroirs d’ailleurs si réfléchissants qu’un photon peut y faire des allers-retours durant un dixième de seconde – une éternité dans le monde quantique – avant d’être perdu, parcourant ainsi quelque 40 000 km! Durant ce laps de temps, les chercheurs peuvent étudier ses mystérieuses caractéristiques et comportements quantiques en projetant sur lui des atomes ayant la forme d’une chambre à air (atomes de Rydberg).
L’une de ces propriétés, époustouflante, est l’intrication quantique. Celle-ci décrit un lien immatériel qui peut exister entre deux particules, même très éloignées l’une de l’autre. Si l’un des deux corpuscules est «manipulé», l’autre le «sait» aussitôt et réagit exactement de la même manière. Comme si les particules téléportaient instantanément l’information entre elles à travers un canal invisible. A l’image des gens qui affirment avoir une pensée pour un proche à l’instant précis où un malheur survient à ce dernier.
Au National Institute of Standards and Technology de Boulder, David J. Wineland a suivi une approche similaire, mais inverse. Il a réussi à «ferrer», grâce à des champs électriques, des atomes chargés électriquement (ions). Puis il est parvenu, à l’aide de lumière laser (des photons, donc), à placer ces ions dans un état de «superposition», soit dans… deux états simultanément. L’ombre du chat de Schrödinger n’est jamais loin…
Au fait, pourquoi les propriétés de l’univers quantique ne se trouvent-elles pas dans le monde qui nous entoure? Sous l’effet du couplage avec leur environnement, les objets macroscopiques constitués d’un très grand nombre de particules voient les superpositions d’états de ces dernières disparaître très rapidement. L’ambiguïté quantique s’évanouit. Un phénomène appelé «décohérence», que Serge Haroche a pu observer en direct sous ses yeux, avec ses photons piégés.
Selon l’Académie royale des sciences suédoise, «les deux lauréats ont ouvert une nouvelle ère d’expérimentation de la physique quantique en démontrant la possibilité d’observer directement et sans les détruire des particules quantiques individuelles». Leurs travaux ont aussi pavé la voie à des applications dans ce domaine en plein boom qu’est l’optique quantique.
Le groupe de Wineland tente d’utiliser sa «nasse à ions» pour créer des horloges optiques, 100 fois plus précises que les horloges atomiques au césium servant aujourd’hui de référence, et dont la précision est déjà de l’ordre du milliardième de millionième de seconde. De quoi vérifier des théories de la physique, telle celle de la relativité de Einstein, selon laquelle le temps est affecté par le mouvement et la gravité.
Une autre application possible dont rêvent les physiciens est l’ordinateur quantique. Les machines d’aujourd’hui codent dans leurs transistors leurs bits – la plus petite unité d’information possible – sous forme de 1 et de 0. Un ordinateur quantique, lui, serait fait de bits quantiques, ou «qubits», qui pourraient porter simultanément les valeurs 1 et 0. De quoi quadrupler la capacité de calcul d’un coup.
Le groupe de David J. Wineland fut ainsi le premier au monde à démontrer la possibilité d’une opération arithmétique quantique avec deux de ces «qubits». Le chercheur l’admet cependant: «Nous sommes encore très loin d’un ordinateur quantique utile, mais je pense que nous sommes nombreux à croire à son apparition à long terme.»