La glace de mer arctique a peu fondu en 2013, au contraire de la tendance de ces dernières années. Les scientifiques expliquent ce phénomène par une variabilité naturelle et des règles climatiques qui changent dans l’Arctique. Interview de l’un d’entre eux, le plus célèbre, Mark Serreze, qui dirige le Snow and Ice Data Center NSIDC, à Boulder (Colorado), le plus important centre de collecte de données météo du monde
«Une banquise qui fond plus vite que jamais», titrait ce journal en automne 2012. Pas cette année! Alors que, le 19 septembre dernier, la surface de l’océan Arctique, couverte par au moins 15% de glace, avait atteint un minimum de 3,41 millions de km2 – un record depuis le début des mesures –, cette valeur était encore d’environ 6 millions de km2 à fin août dernier. La Terre refroidirait-elle? Comment justifier cette variation? Les explications de Mark Serreze, directeur du National Snow and Ice Data Center NSIDC, à Boulder (Colorado), le plus important centre de collecte de données météo du monde.
Le Temps: Que se passe-t-il avec la banquise en Arctique cette année?
Mark Serreze: La fonte est certes moins importante qu’en 2012, mais elle dépasse toujours
la valeur moyenne des années 1979 à 2000. Les passages maritimes du nord-ouest et du nord-est sont encombrés de glace; je doute ainsi que le tanker chinois qui veut emprunter ce dernier – la presse en a parlé récemment – puisse le faire entièrement sans brise-glace. L’année 2013 sera en 5e ou 6e position dans le livre des records négatifs. Il faut cependant observer les tendances à long terme: en quarante ans, la température de surface de l’océan Arctique a par exemple augmenté de 4 °C. Surtout, l’épaisseur de la glace pluriannuelle (qui survit durant l’été) a perdu un mètre. Au printemps, on a donc de plus en plus de glace datant uniquement de l’hiver précédent. Ces pans de banquise disparaissent plus rapidement. Cela enclenche un cercle vicieux: la surface blanche de la glace, qui réfléchit 80% de la lumière, diminue de plus en plus tandis que celle de l’océan, qui elle absorbe 90% de l’énergie solaire incidente, augmente sans cesse. Ce qui fait que l’eau se réchauffe et fait fondre la glace encore plus vite. Et ainsi de suite.
– Cela n’explique encore pas la singularité observée cette année…
– Elle est probablement due à la variabilité naturelle. Comme on peut avoir des hivers plus ou moins rigoureux, les conditions météo peuvent être plus ou moins chaudes en Arctique. Cette année, les basses pressions là-bas ont fait qu’elles étaient plus fraîches. De plus, les nuages ont joué un rôle. En Arctique, leur présence tend le plus souvent à tempérer l’atmosphère en piégeant la chaleur provenant du Soleil réfléchie par le sol – c’est ce qu’on observe aussi dans une campagne enneigée, tandis qu’il y fait très froid par une nuit dégagée. Or, durant l’été, les nuages semblent avoir un effet refroidissant: ils bloqueraient davantage le rayonnement incident du Soleil (plus important en juillet et août et qui accélère la fonte si le ciel est clair) qu’ils ne jouent ce rôle de couverture «chauffante».Par ailleurs, les étés venteux, comme celui qu’on vient de vivre, ont tendance à éparpiller les fragments de glace – ce qui explique aussi la grande surface observée cette année. Cela était considéré comme un phénomène préservant la banquise. Mais on observe que ces «règles» semblent changer. La raison tiendrait au fait que la glace est plus fine, ce qui change le régime de fonte. Que l’on soit clair, on connaît bien l’image globale: si l’on continue à émettre des gaz à effet de serre, la banquise en été va totalement disparaître d’autant plus vite; on évoque aujourd’hui l’échéance de 2030. Par contre, les 12 à 20 différents modèles climatiques existants livrent des prévisions entachées d’une grande incertitude quant à l’évolution détaillée de ce scénario, justement à cause de ces règles descriptives changeantes.
– Pas si vite. Lorsque les chiffres sont évocateurs, comme l’an dernier, le ton adopté pour rendre responsable le réchauffement est péremptoire. Mais lorsque la situation est floue, comme cette année, vous modérez votre discours, arguant d’une grande incertitude…
– Un point pour vous. Les raisons à cet état de fait sont diverses. La première touche au comportement des médias: lorsqu’il y a un record, la presse en fait ses gros titres, de manière parfois caricaturale. Or, si l’on se penche sur la littérature scientifique, ces notions de variabilité naturelle et d’incertitude sont bien documentées. Une période d’une décennie durant laquelle la surface de glace «récupérerait» ne surprendrait pas trop les glaciologues. Mais les climato-sceptiques, eux, s’en délecteraient pour nier tout changement. Cela dit, il y a aussi des chercheurs qui surévaluent avec alarmisme certains événements. La réalité est au milieu.
– Peut-on améliorer les modèles?
– C’est ce que l’on fait en augmentant les observations. Concernant les nuages, nous lançons un projet qui permettra, à l’aide de mesures faites à bord d’avions volant au dessous et au-dessus des stratus, de mieux qualifier leurs propriétés de radiation. On essaie aussi de déterminer les processus en cause les plus importants – par exemple, on quantifie encore mal les impacts sur la glace des schémas de circulation des masses d’air dans l’Arctique. Avec toutes ces données, on affinera les modèles de prévision.
– On évoque souvent un «point de non-retour» en ce qui concerne la fonte de la banquise arctique…
– C’est une autre notion que les médias adorent, l’idée d’un changement irréversible. Des chercheurs ont en effet émis l’hypothèse de seuils de température, de taux de CO2, au-delà desquels la disparition de la glace serait irréversible. Une étude publiée en 2011 montre le contraire: ses auteurs ont fait tourner leur modèle sur des décennies. Tous les vingt ans, au 1er juillet, ils ont totalement ôté la banquise. Or, la glace générée durant l’hiver suivant ne fondait pas totalement durant l’été consécutif, ce qui aurait dû être le cas si l’on avait connu un «point de bascule». Par contre, un tel «point de non-retour» existe pour un autre phénomène beaucoup plus grave de conséquences lié à l’Arctique: si la température augmente trop aux hautes latitudes, le pergélisol (sol gelé en permanence) va fondre en libérant des stocks de CO2 et de méthane, deux importants gaz à effet de serre. On quantifie ces réserves à environ deux fois ce qu’il y a aujourd’hui dans l’atmosphère! Mais ce phénomène constitue encore un vaste sujet d’études.
– La fonte de la banquise ne faisant pas augmenter le niveau des océans, pourquoi l’étudier en détail est-il si crucial?
– Premièrement, l’Arctique a toujours constitué un terrain d’expérimentation exacerbé du réchauffement. Depuis 1970, les modèles climatiques qui décrivent son évolution, même les plus grossiers, ont vu juste. Cela montre à quel point cette science est tout de même robuste, et extrapolable dans d’autres situations, toutes proportions gardées.
Deuxièmement, les changements dans l’Arctique vont avoir des impacts aux latitudes moyennes. Concrètement: on peut observer des variations au niveau des précipitations, des vents, des températures, du budget énergétique lié à l’irradiance solaire. Autant de paramètres qui font qu’il fait actuellement froid en Arctique. Il existe donc un gradient de température entre les hautes et les basses latitudes, qui fait que la chaleur à l’équateur est transportée vers les pôles. La disparition complète de la banquise ferait s’atténuer fortement ce gradient. Avec pour conséquence des modifications de la machine climatique, notamment des régimes climatiques à nos latitudes. Par contre, on ne peut pas encore préciser aujourd’hui leur nature exacte ni leur ampleur.