Malgré leur minuscule cerveau, les murins de Bechstein, une espèce rare de chauve-souris aux immenses oreilles, vivent selon des structures sociales très complexes. De quoi remettre en question l’évolution cognitive de l’homme
Malgré la réputation sinistre de ces bestioles ailées, l’amitié n’est pas un vain mot chez les chauves-souris. Les murins de Bechstein sont capables de développer entre eux de solides liens sociaux, qu’ils maintiennent des années durant. Et cela même s’ils viennent à être temporairement séparés les uns des autres. Une découverte, publiée le 9 février dans les Proceedings of the Royal Society B, qui confirme les observations faites chez d’autres animaux. Mais qui bouleverse aussi une hypothèse récente en éthologie: c’est la complexité des interactions sociales qui aurait induit, au fil de l’évolution, le développement du volume du cerveau des grands mammifères, celui de l’homme en particulier.
Pour arriver à ces conclusions, une équipe germano-suisse, menée par le biologiste Gerald Kerth, un ancien de l’Université de Zurich en poste aujourd’hui à celle de Greifswald, a fait preuve d’une abnégation remarquable. Les scientifiques ont étudié durant cinq ans deux colonies de murins de Bechstein, au sud de l’Allemagne. Cette chauve-souris de 10 grammes a une caractéristique incontournable: ses oreilles démesurées. Même si la place n’y manquait pas, ce n’est pourtant pas là que les biologistes ont posé des «bagues» de reconnaissance, mais sous la peau des chiroptères, sous forme d’une micropuce électronique. Grâce à ce dispositif, ils ont pu répertorier toutes leurs allées et venues dans celles des 50 niches où ils choisissaient de passer leurs journées, la tête en bas. «C’est là une collecte de données extraordinaire et unique», admire Gerald Wilkinson, biologiste à l’Université de Maryland (Etats-Unis).
Restait à faire parler cette pléthore d’informations. Les biologistes y sont parvenus en appliquant de savants algorithmes statistiques, de manière à déterminer – en gros – qui dormait avec qui, dans quelle niche, et avec quelle régularité. Et quelle ne fut pas leur surprise de découvrir que ces deux colonies (l’une d’une vingtaine d’individus, l’autre du double) présentaient ce que les chercheurs appellent une «structure sociale complexe».
«Malgré des éclatements temporaires mais fréquents, les femelles restaient fidèles à leur colonie natale. Et les membres des deux colonies ne se mélangeaient pas entre eux, résume Gerald Kerth. Au sein de la plus grande colonie, nous avons aussi observé deux communautés distinctes.» Et les membres de l’une préféraient clairement rester entre eux pour dormir, plutôt que de passer la nuit avec ceux de l’autre. «C’est comme si les éléments de chaque communauté avaient développé une amitié entre eux.»
Mieux encore: après leur hibernation – environ six mois –, les murins se retrouvaient en se reconnaissant mutuellement, comme deux personnes s’étant perdues de vue pendant des années. Par quel moyen? Les chauves-souris se frottant le nez, les chercheurs ont avancé la possibilité d’une communication olfactive. Ou alors vocale. Mais il est sûr que ces groupes sociaux durables ne se créent pas sur de simples règles physiologiques ou comportementales (même sexe, âge, statut reproductif, etc.), tant les communautés étaient constituées d’individus variés.
«Cette découverte est très enthousiasmante, commente Pascal Moeschler, spécialiste des chiroptères au Muséum d’histoire naturelle de Genève. Car jusque-là, seuls certains mammifères (éléphants, dauphins, primates, etc.) présentaient un modèle de matriarcat, des caractéristiques (comme l’empathie), ou une transmission de comportements «culturels», bref une structure sociale complexe; ainsi chez les pachydermes, les vieilles femelles sont au sommet de la hiérarchie du groupe.» «Or, abonde Gerald Wilkinson, cette étude montre que des mammifères au cerveau ténu – celui des chiroptères est gros comme une demi-cacahuète! – sont aussi capables de tâches complexes.»
Que dire alors des fourmis, abeilles ou termites, aussi très organisés socialement? «Chez ces insectes, le fonctionnement de groupe est basé sur des échanges chimiques, dit Pascal Moeschler. Tandis qu’avec les murins, ce sont des capacités cognitives – telle la mémoire visuelle – qui semblent régir ces comportements. Il faut donc s’attendre à d’autres découvertes concernant les structures sociales chez les mammifères, même très petits…»
Selon la fameuse «hypothèse du cerveau social», lancée il y a une quinzaine d’années, les hommes, primates et grands mammifères, parce qu’ils vivent «en société», ont dû développer des capacités cognitives supérieures, et ont donc vu leur cerveau grossir. «Car afin de maintenir la cohésion du groupe, ses individus doivent satisfaire autant à leurs propres besoins que coordonner leurs actions avec les autres», définit Robin Dunbar, biologiste à l’Université de Liverpool, dans un récent article de Science . Les observations sur les murins de Bechstein conduisent à remettre en cause cette hypothèse, estime Gerald Kerth: «On peut alors se demander quelles sont les tâches cognitives vraiment exigeantes qui ont fait croître à ce point le cerveau humain. Peut-être n’est-ce pas seulement se souvenir de ses «amis», comme les murins, mais aussi se rappeler quand, comment, dans quelles circonstances on les a rencontrés? Ou peut-être cela a-t-il à faire avec la manière dont nous, humains, collaborons avec parfois des intentions cachées qui nous sont propres, comme la manipulation?»
De son côté, Gerald Wilkinson admet que «cette étude ouvre des perspectives très intéressantes. Toutefois, il s’agirait d’abord de préciser dans le détail quelles tâches cognitives entrent vraiment en jeu chez les chauves-souris, et à quoi ces comportements sociaux peuvent bien leur servir. Ce qui est certain, c’est qu’ils sont possibles parce que les chiroptères ont souvent une longue durée de vie, jusqu’à 20 ans.»
Sur ce point, Gerald Kerth admet son ignorance. Rester «entre amis» permet-il aux murins de maintenir saine leur colonie? Mais comment? Ou alors de mieux s’informer mutuellement sur les nichoirs idéaux pour les siestes diurnes, ou pour élever les petits? «Ce sera l’objet de nos prochains travaux.»