On les appelle «farfadets rouges» et «jets bleus». Lumières fugaces dont l’origine est encore mal connue
C’est un spectacle lumineux unique au monde, que seuls quelques humains ont eu le privilège d’observer en direct. Des explosions de jets colorés, bleus et rouges surtout, souvent sur un fond vert luisant. Depuis l’exceptionnel balcon sur la Terre qu’est la Station spatiale internationale (ISS), ses occupants sont parfois les témoins de phénomènes encore mystérieux mais fascinants, qui pour beaucoup ont lieu au-dessus des nuages d’orages. Il y a peu, l’astronaute danois Andreas Mogensen est même parvenu à filmer quelques séquences de ces «light show» stratosphériques.
«Ce n’est pas tous les jours que l’on peut mettre en image un nouveau phénomène météorologique, confie-t-il. Je suis très satisfait.» D’autant qu’«on ne sait pas grand-chose sur ces flashs liés aux éclairs d’orages qui tombent sur le sol, ni avec quelle fréquence ils apparaissent, sous quelles conditions, ou quels effets ils ont sur notre atmosphère». Ceci tant ces événements imprévisibles sont difficiles à étudier.
D’après les images existantes, ils peuvent prendre deux formes, les «jets bleus» et les «lutins» ou «sylphes» rouges. Les seconds, qui apparaissent par groupe de deux ou trois, s’élèvent comme des gerbes de sang verticales, ou en forme de méduse, sur des dizaines de kilomètres, jusqu’à parfois 80 km d’altitude. Ne durant que quelques dizaines de millisecondes au plus, ils ont été photographiés pour la première fois en 1989, en noir et blanc, et accidentellement, par un jeune scientifique de l’Université du Minnesota alors qu’il testait dans un champ sa nouvelle caméra pour filmer les orages. «Il est fascinant de se dire qu’une chose pourtant visible à l’œil nu n’a été vue qu’il y a 28 ans», s’extasie Torsten Neubert.
Invisible au sol
Voilà plusieurs années que ce chercheur de l’Université technique du Danemark (DTU) à Lyngby se passionne pour ces phénomènes lumineux transitoires, comme les appellent les scientifiques. Et de tenter une explication: «Lors d’un éclair, le champ électrique au-dessus du nuage est aussi perturbé. La mésosphère (haute atmosphère) étant des milliers de fois moins dense que l’atmosphère près du sol, cette perturbation peut générer ces émissions verticales de lumière rouge ou bleue.»
Les «jets bleus» sont en effet du même ordre, mais diffèrent des «sylphes rouges» par le fait qu’ils semblent naître au sommet du cumulonimbus qui, vu de la Terre, surplombe la cellule orageuse. Eux s’élèvent plutôt sous la forme d’un cône inversé vers les couches basses de l’ionosphère, entre 40 et 50 km. Bien que mieux visibles que leurs pendants carmin, ils sont beaucoup plus rares. C’est dire la chance qu’a eue Andreas Mogensen d’en filmer, à l’automne 2016, alors que l’ISS survolait à 28 000 km/h la Baie de Bengale, lui qui avait aussi déjà observé les «farfadets rouges». Quelque 160 images et quatre vidéos très précieuses: «D’après les scientifiques, explique l’astronaute, c’est la première fois qu’ils peuvent voir ces jets bleus s’élever de cette manière vers le ciel. Leur excitation est à son comble, et ils commencent déjà à analyser les données pour mieux comprendre ces phénomènes.» «Depuis le sol, il est évidemment impossible de les voir au faîte du cumulonimbus orageux, confirme Torsten Neubert. Ces images offrent donc une perspective totalement nouvelle.»
D’ailleurs, cette traque scientifique va encore s’intensifier ces prochains mois: l’expérience ASIM (acronyme anglais pour Atmoshere-Space Interactions Monitor), qui doit étudier ces éclairs stratosphériques à l’aide de deux caméras optiques, et dont Torsten Neubert est le responsable, doit être lancée dans l’espace cet automne. Proposé par l’Institut de recherches spatiales danois, cet instrument doit être acheminé vers l’ISS puis fixé sur l’extérieur du laboratoire européen Columbus. Des satellites ont déjà observé ces événements, mais leur angle de vue ne permet pas une étude optimale à l’échelle des jets bleus et des sylphes rouges, détaille dans un communiqué l’Agence spatiale européenne (ESA), qui supervise le projet. L’ISS, voguant elle en orbite basse, est par contre idéalement située.
De là, les astronautes peuvent d’ailleurs observer d’autres embrasements célestes, dont les plus célèbres sont les aurores boréales, qui tombent comme des rideaux phosphorescents dans le ciel nocturne des régions polaires. Celles-ci apparaissent lorsque des molécules de gaz constituant l’atmosphère sont «excitées» par le passage de particules de «vent solaire», elles-mêmes piégées et guidées par les lignes du champ magnétique terrestre; en se départissant de cette excitation, et en retrouvant leur état normal, ces molécules émettent alors ces lumières caractéristiques.
Un autre phénomène luminescent ressemble fortement aux aurores boréales, mais s’en distancie du point de vue de sa nature: l’«air glow». «Celui-ci a lieu, lui, entre 80 et 120 km d’altitude, dit Muriel Richard, du eSpace Center de l’EPFL, responsable du SwissCube, le premier satellite suisse, lancé en 2009 justement pour étudier ce faible halo. L’«air-glow» naît lorsque des molécules d’oxygène sont dissociées par les rayons UV du soleil. En se recombinant, cellesci relâchent de l’énergie sous forme de lumière, infrarouge (et donc invisible à l’œil nu) ou verte.» De quoi entourer la Terre d’une gangue vaporeuse verdâtre, dont les astronautes ne cessent de louer l’élégance.
Energie solaire
A propos de réactions chimiques, Torsten Neubert indique que tant l’étude des «farfadets rouges» que des «jets bleus» permettra aussi des avancées dans ce sens: «Il y a vingt ans, l’on pensait que toutes les modifications de l’atmosphère, surtout celles générées par les pollutions humaines, se jouaient dans la troposphère (soit jusqu’à 15 km d’altitude). Ces nouveaux phénomènes, puisque des éclairs terrestres perturbent directement la chimie de la stratosphère, tendent à montrer au contraire que toutes les couches de l’atmosphère sont connectées. Cela affecte la vision que l’on a du forçage radiatif de la Terre», autrement dit sa capacité à recevoir et réémettre l’énergie reçue depuis le Soleil.
Mais le scientifique l’admet: ce qui l’attire avant tout dans ses recherches, de même qu’une grosse quinzaine d’autres groupes en Europe et aux Etats-Unis, «c’est la curiosité. Qui, lorsqu’elle se nourrit d’un spectacle céleste aussi majestueux, n’est que plus ardente.»