Selon une équipe internationale de géochimistes, des anciens volcans de boue du Groenland réunissent tous les éléments nécessaires pour l’émergence de la vie, il y a 3,8 milliards d’années
Quand et où la vie est-elle apparue sur la Terre, vieille de 4,5 milliards d’années? La question passionne géologues, chimistes et biologistes, qui cherchent des réponses dans les lieux les plus reculés. Des géochimistes français affirment en avoir trouvé une gravée dans des roches du Groenland, à Isua. Loin de mettre au jour des traces d’organismes vivants, ils ont découvert ce qui pourrait avoir constitué l’un des berceaux de la vie primitive: des volcans de boue transformée en une roche vert sombre utilisée en joaillerie, la serpentinite. Leurs résultats, publiés le 17 octobre dans la revue PNAS, relancent un vieux débat.
En 1953, Stanley Miller tente de recréer dans les fioles de son laboratoire les éléments initiaux de la chimie «prébiotique». Quelques années plus tard, les scientifiques présument que la vie s’est développée à proximité des «fumeurs noirs», ces sources hydrothermales situées sur les dorsales océaniques créées par l’éloignement de deux plaques tectoniques. La présence de divers éléments (hydrogène, méthane, ammoniac) y semblait favorable à l’apparition de la vie primitive. Mais les savants doivent déchanter: «L’analyse de l’eau entourant la vaste majorité de ces cheminées hydrothermales s’avère trop acide pour que s’y stabilisent des acides aminés, les briques de base des molécules organiques», résume Thierry Adatte, géologue à l’Université de Lausanne. Il s’agit donc de localiser d’autres endroits où traquer ces traces de vie. Et pourquoi pas sur la terre ferme, cette fois?
«De tels lieux sont peu nombreux, car la plupart des roches vieilles de 3,9 à 2,7 milliards d’années ont disparu de la planète, victime de la tectonique et de l’érosion», dit dans la revue La Recherche Karim Benzerara, chargé de recherche CNRS à l’Institut de minéralogie et de physique des milieux condensés, à Paris. Mais des cailloux âgés de 3,8 milliards d’années, il en existe au sud-ouest du Groenland. C’est là que l’équipe de Francis Albarède, de l’Ecole normale supérieure de Lyon/CNRS, a mené ses fouilles.
Elle a jeté son dévolu sur des gisements de serpentinite. «Cette roche verdâtre se forme lorsque de l’eau de mer s’infiltre dans le manteau supérieur de la croûte terrestre, jusqu’à 200 km de profondeur, explique le géologue. En ressort une sorte de boue ayant la consistance du dentifrice, qui finalement se solidifie.»
Les géochimistes étaient intéressés à mieux connaître la nature des eaux thermales dans lesquelles ont baigné ces roches lors de leur formation. Pour ce faire, ils ont recouru à une technique récente qui se base sur diverses formes (isotopes) d’un élément chimique, le zinc, comme indicateurs de l’acidité très locale de l’océan. Et ils ont comparé ces serpentinites groenlandaises à des équivalents actuels provenant de divers endroits du monde: dorsale sous-marine de l’Arctique, Alpes, Mexique et fosses des Mariannes, où se trouvent aujourd’hui des volcans de boue. Résultats?
«Les roches d’Isua étaient pauvres en isotopes lourds de zinc». Traduction: «L’eau environnante était très peu acide, dit Francis Alabarède. Or les données sont similaires dans la fosse des Mariannes», où il a été démontré que des acides aminés se forment encore aujourd’hui. «Ces anciens volcans de boue d’Isua ont donc constitué un environnement particulièrement propice à l’émergence de la vie primitive».
Un deuxième argument plaide pour cette hypothèse: «Plus que simplement naître, il faut aussi que la vie puisse se maintenir. Pour cela, il lui faut de la nourriture. Ces nutriments, c’est le phosphore, qui abonde à proximité des côtes océaniques, et fait défaut près des fumeurs noirs au fond des océans.»
Pour Karim Benzerara, «ces résultats sont très intéressants. Ils apportent au premier ordre des informations sur la chimie des fluides qui pouvaient sortir d’un tel système hydrothermal à l’époque. En revanche, les implications sur l’origine de la vie sont indirectes et spéculatives. Disons que ces environnements sont souvent considérés comme des hôtes potentiels d’une biosphère ancienne; on en dessine ici un peu mieux le cadre chimique.»
De son côté, Thierry Adatte indique que «ce qu’on a longtemps cru impossible serait donc possible: tous les ingrédients de la soupe nécessaires à fabriquer des structures organiques sont présents» aux environs des cheminées hydrothermales sous-marines situées non pas sur des dorsales océaniques mais, comme à Isua, sur des zones de subduction, à savoir une zone où une plaque tectonique glisse sous une autre. Zone qui, comme dans ce cas du Groenland ou près de la fosse des Mariannes, se trouve souvent aux abords de terres émergées.
Peut-on dès lors espérer trouver des traces directes de cette vie primitive? En 1999, le chercheur danois Minik Rosing dévoilait dans Science avoir découvert dans les roches d’Isua des microparticules de carbone (globules de graphite) vieilles de 3,7 milliards d’années, indices dégradés d’une activité biologique. «Mais trouver des traces absolument explicites sera très difficile, voire impossible, admet Francis Albarède. D’une part, il faut qu’elles aient résisté au temps et à la déformation des roches. De l’autre, les scientifiques doivent se mettre d’accord sur leurs interprétations, tant il est ardu de définir des critères biologiques précis pour, à partir de telles signatures fossiles, qualifier l’apparition de la vie.»