L’une des plus fantastiques missions spatiales touche au but: le 12 novembre, la sonde Rosetta de l’Agence spatiale européenne (ESA) va larguer un petit robot, nommé Philae, sur une comète appelée 67P/Churyumov-Gerasimenko, pour l’étudier dans ses plus infimes détails, notamment dans sa composition chimique; les images de ces événements seront prises par des caméras de conception suisse. Ce projet a pour but de décrypter l’origine du système solaire et de percer le mystère de l’apparition de la vie sur la Terre
Sept minutes de «terreur». C’est, à l’été 2012, ce qu’avaient dû attendre les ingénieurs de la NASA pour savoir si leur robot Curiosity s’était posé sans encombre sur Mars. Ce 12 novembre, ce sont sept heures durant lesquelles leurs homologues de l’Agence spatiale européenne (ESA) devront croiser les doigts pour savoir si l’une des plus fantastiques missions d’exploration spatiale, imaginée il y a plus de deux décennies déjà, est un succès: larguer un petit laboratoire, nommé Philae, à partir d’une sonde appelée Rosetta, et l’installer sur le noyau d’une comète située à 510 millions de km de la Terre afin d’étudier cette dernièrein situ et de percer les mystères de la formation du Système solaire, voire de l’apparition de la vie sur Terre! «C’est sûr, on a besoin de chance», admet Andrea Accomazzo, responsable de la trajectoire de vol de Rosetta. Mais tous les scientifiques s’accordent à dire que si Philae touche son but – et y reste – ils bénéficieront des meilleures chances jamais permises d’«ouvrir» ces «capsules temporelles» que sont les comètes.
Milliards de comètes
Celles-ci sont des milliards à arpenter le ciel. Ces boules de neige et de glace sale sont issues de deux «réservoirs»: le «nuage d’Oort», localisé 100 000 fois plus loin du Soleil que ne l’est la Terre, ou la «ceinture de Kuiper», située derrière l’orbite de Neptune. Surtout, les comètes sont les grumeaux de la «soupe céleste originelle» dans laquelle se sont formées les planètes et le Soleil, il y a 4,6 milliards d’années; elles en contiennent les mêmes ingrédients de base. Dont des molécules organiques, tels les acides aminés (constitutifs des protéines), qui forment les briques de la vie telle qu’on la connaît. «Nombre d’entre nous sont convaincus que la vie sur Terre n’a été possible que parce que des comètes y ont apporté de l’eau et des éléments organiques», dit Jean-Pierre Bibring, professeur d’astrophysique à l’Université Paris-Sud et responsable scientifique de Philae. Un bombardement de ces corps célestes qui aurait eu lieu il y a plus de 4 milliards d’années.
Pour étayer cette hypothèse, plusieurs missions ont déjà été envoyées vers diverses comètes (lire ci-contre). Pour la sienne, l’ESA a choisi cette fois 67P/Churyumov-Gerasimenko, ou «Chury». Cette comète de 4 km de diamètre pèse 10 milliards de tonnes, et avait en août une «coma» (ou queue) de 19 000 km déjà; elle vogue à une vitesse de 135 000 km/h sur son orbite elliptique autour du Soleil, dont elle fait le tour en 2350 jours. Et pour tenter de mieux la connaître, l’ESA s’est dit que la manière la plus «simple» était d’aller voir directement sur place.
Une cible et moult défis
Lancée le 2 mars 2004, la sonde Rosetta s’est ainsi mise en orbite autour de Chury le 6 août, après plus de 6,5 milliards de km d’un parcours sinueux à travers le Système solaire, effectué au gré des coups de «catapulte gravitationnelle» lorsqu’elle est passée à trois reprises aux abords de la Terre ou de Mars. Une étape qui a déjà constitué un immense succès en soi. Mais déposer sur l’astre chevelu un laboratoire portable gros comme une machine à laver, lourd de 98 kg et bardé de dix instruments, est encore une autre affaire, pour plusieurs raisons.
«La première, résume Andrea Accomazzo, est que la sonde doit pointer vers le bon endroit, au bon moment, avec la bonne vitesse, et la bonne altitude», après des passages sur des orbites complexes autour de Chury, tout ceci en tenant compte du fait que la comète, qui possède une forme de canard, tourne sur elle-même deux fois par jour. «On peut dire que Chury ne nous aide pas», confiait récemment Francis Rocard, responsable de l’exploration du Système solaire au CNES, l’agence spatiale française.
De plus, l’environnement proche de la comète est loin d’être similaire au vide intersidéral: chauffée en permanence par le Soleil, elle émet un flux de gaz et de particules qui, comme le vent dans les voiles, vient notamment buter contre les immenses panneaux solaires de la sonde (64 m2). «A moins qu’il y ait des geysers vraiment imprévus, ce dégazage est aujourd’hui stable et connu», rassure Jean-Pierre Bibring.
Ecueil suivant dans la liste: la comète exerce une force de gravité minime (mille fois plus faible que celle de la Terre), si bien qu’il faudra deux harpons à Philae, ainsi que des vis sous ses trois pieds mécaniques, pour s’agripper à sa surface lors de son arrivée. «Nous en avons appris tellement sur ce point durant ces derniers temps que l’incertitude sur les effets possibles a beaucoup diminué», dit Andrea Accomazzo. Il n’en reste pas moins que le risque que Philae rebondisse sur sa cible et reparte vers l’espace infini n’est pas nul.
Ceci d’autant que ladite surface ressemble à tout sauf à un plan lisse. «On a découvert cet été que la surface présente des trous, des falaises, des blocs», dit Francis Rocard. «Les relevés de températures semblent indiquer que le noyau a une surface poreuse, avec moins de glace et plus de poussière que prévu», ajoute Fabrizio Capaccioni, responsable de Virtis, le spectromètre de cartographie embarqué sur Philae. Au final, la nature et le relief de l’endroit où devra se poser le robot conditionneront grandement la réussite de cette phase, et donc de la mission tout entière.
«Aucun des dix sites présélectionnés ne satisfaisait à 100% à chacun de nos critères», expliquait en septembre Stephan Ulamec, responsable de Philae à l’Agence spatiale allemande DLR. Celui qui semble le meilleur forme une ellipse de 900 m de long sur 600 de large, avec 18% de la zone pourtant jugés impropres à l’atterrissage. Il a été nommé Agilkia à la suite d’un concours public, en référence à l’histoire égyptienne, comme pour Rosetta et Philae. Pour imager la complexité de la manœuvre, celle-ci reviendrait à larguer, depuis un avion de ligne volant à deux fois son altitude de croisière (soit 22,5 km) mais à une vitesse largement supersonique, un frigo sur une aire équivalente à celle de la rade de Genève.
Vu le délai de communication de 28 minutes entre la Terre et Rosetta, la sonde a été dotée d’«intelligence» dans ses ordinateurs, pour faire en totale autonomie les derniers réglages en fonction des commandes envoyées dimanche par la DLR. Car une fois Philae largué – le 12 novembre vers 9h35 –, il n’y aura plus aucun moyen de modifier sa trajectoire. Le «colis» de Rosetta devrait se poser à 16h30, à la vitesse de 1 m/s, et le signal de confirmation de son état parvenir vers 17h au Centre européen d’opérations spatiales (ESOC), à Darmstadt (Allemagne). Durant la descente, l’engin prendra des prises de vue grâce à l’instrument CIVA de Jean-Pierre Bibring, une batterie de sept caméras co-développées par l’équipe de Jean-Luc Josset, jadis au Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM) à Neuchâtel, et aujourd’hui directeur du Space Exploration Institute dans la même ville.
Simultanément, la sonde Rosetta aura été «poussée» dans le sillage de Philae pour observer aussi longtemps que possible la manœuvre, avant de dévier de cette trajectoire sinon fatale. Dans l’histoire de l’exploration spatiale, «cet événement constitue une première, celle de l’atterrissage d’un engin largué sur un corps céleste sur un site déterminé sur place par la mission qui procède au largage, et non à l’avance», souligne Fred Jansen, directeur de cette mission à 1,4 milliard d’euros qui a impliqué plus de 300 scientifiques.
Laboratoire de mesures
Mais l’arrivée de Philae sur Chury ne sera qu’une étape. «L’autre défi commencera une heure plus tard, dit Jean-Pierre Bibring: réaliser les travaux de recherche prévus, mais dans des conditions extrêmes.» Le laboratoire robotisé et son hôte de glace se trouveront le 12 novembre à 448 millions de km du Soleil. Autant dire que la température sera très basse (–150 °C). «Or l’électronique de nos instruments fonctionne au mieux à – 50 °C; il faudra les réchauffer de 100 °C avec l’énergie contenue dans les batteries.» Si tout se passe bien, diverses mesures seront effectuées: étude de l’environnement magnétique, forage à 23 cm sous la surface et analyse de la composition chimique des échantillons, étude de la structure interne de la comète à l’aide de la réverbération d’ondes radio émises à travers la surface, imagerie du panorama avec les caméras embarquées, etc. «Nous disposons pour cette première phase au mieux de 64 heures d’autonomie», précise Fred Jansen.
Pour la seconde phase, Philae pourra compter sur ses petits panneaux solaires. Pour autant que ceux-ci ne soient pas couverts de trop de poussière et surtout que son point de chute se trouve correctement exposé au soleil et non dans l’ombre projetée par un élément de surface. «On pourra alors accumuler de l’énergie pour travailler environ trois heures tous les deux jours», dit Jean-Pierre Bibring. Et ceci en principe jusqu’en mars 2015. Après, paradoxalement, la comète se rapprochant trop du Soleil, la température à l’intérieur de l’atterrisseur sera trop haute pour permettre à ses instruments de bien fonctionner.
Vivre avec une comète
La mission Rosetta ne s’arrêtera pas pour autant. Car la sonde, équipée de ses onze instruments, aura alors regagné une position idéale pour scruter la comète et passera avec elle à son périhélie, le point de son orbite se trouvant le plus proche du Soleil, à 185 millions de km. L’occasion d’assister au dégazage croissant de l’astre qui gagnera ainsi une chevelure de plus en plus imposante. «Nous allons voir des morceaux de Chury se fendiller et de la glace vive s’échapper en panache face au Soleil. Du moins selon nos modèles», explique à Sciences et Avenir François Colas, astronome à l’institut de mécanique céleste à Paris. «Nous allons – autre première – voir en continu, durant un an, comment évolue une comète, comment elle interagit avec le vent solaire», piaffe Matt Taylor, responsable scientifique de la mission Rosetta à l’ESA.
«Molécules mères»
Au Center for Space Habitability de l’Université de Berne, on se réjouit aussi des mois à venir. C’est là qu’a été conçu, avec l’aide de diverses entreprises et institutions suisses (APCO, Empa, RUAG Space, Montena, Ecole d’ingénieurs de Fribourg, etc.) le spectromètre Rosina embarqué à bord de la sonde, qui peut déterminer la composition chimique des éléments de cette coma. En guise de hors-d’œuvre scientifique, l’équipe de Kathrin Altwegg a déjà reniflé son «odeur»: un mélange d’œufs pourris, de relents d’écurie et de vapeurs d’alcool. «Que Chury, qui est encore loin, émette déjà maintenant ces molécules nous a surpris», glisse-t-elle.
Comme elle, le physicien de 77 ans Hans Balsiger, concepteur de l’instrument bernois, espère bien davantage, autant des prélèvements de Philae sur Chury que des mesures faites à distance par Rosetta: «Montrer que cette comète véhicule une eau compatible avec celle que nous buvons serait un élément très fort en faveur de la théorie du bombardement terrestre par les comètes, les autres vecteurs de vie pouvant être les astéroïdes, confiait-il au Temps en février. Mais ce que nous attendons surtout, c’est détecter des molécules organiques complexes, les «molécules mères», composant les acides aminés, qui sont les briques de base à l’origine de la vie.» Cette eau originelle, Kathrin Altwegg dit en avoir pris le goût avec Rosina, mais s’excuse de ne pouvoir en dire plus: «Nous avons soumis ces résultats à la revue Science, nous ne pouvons communiquer avant leur publication.»
Europe courageuse
Pour la physicienne, Rosetta a déjà été «au-delà de ses attentes et en termes d’avancées scientifiques. Si Philae se pose correctement, «ce serait la cerise sur le gâteau». Et de louer encore une fois cette folle entreprise européenne: «Lors de la mission Giotto en 1985, la NASA, qui devait être partenaire, s’est retirée au dernier moment. Et sur Rosetta aussi, les premiers plans contenaient deux atterrisseurs, dont l’un cogéré par l’agence spatiale américaine. Mais à nouveau, elle a abandonné le projet, estimant peut-être les risques trop grands. L’Europe, elle, a eu le courage de se lancer dans une mission si périlleuse.»
Autres missions
Rosetta n’est pas la première mission vers une ou des comètes; il y en a eu 11 au total.
1978: International Cometary Explorer.La NASA lance cette sonde qui accomplit le 11 septembre 1985 le premier survol d’une comète, 21P/Giacobini-Zinner. Elle passera ensuite dans la coma de la comète 1P/Halley en mars 1986.
1984: Vega 1 et 2.Deux sondes russes partent étudier Halley.
1985: Sikigake, Suisei et Giotto.Ces trois engins, les deux premiers japonais et le dernier européen, ont aussi pour cible la comète de Halley, Giotto prenant en 1986 la première image de son noyau, à moins de 600 km. En juillet 1992, Suisei approche à 200 km de la comète 26/Grigg-Skjellerup.
1998: Deep Space 1. La NASA reprend la tête dans le domaine: elle lance cette sonde visant à démontrer le fonctionnement du moteur ionique, qui passe près de 19P/Borelly en 2001.
1999: Stardust. La sonde de la NASA passe dans le sillage de la comète 81P/Wild (du nom de l’astronome bernois Paul Wild qui l’a découverte) et ramène sur Terre quelques poussières de coma. La sonde frôle ensuite la comète 9P/Tempel.
2002: Contour.Perte du contact avec la sonde américaine peu après le décollage.
2004: Rosetta. La sonde de l’ESA est lancée vers la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko
2005: Deep Impact. La sonde de la NASA largue en juillet 2005 un impacteur sur la comète 9P/Tempel, pour analyser le jet de débris ainsi généré. En 2010, la mission est ensuite réassignée à la traque d’une autre comète, 103P/Hartley, puis elle s’approche en 2012 de la comète C/2009 P1 (Garradd) et en 2013 de la fameuse C/2012 S1 (ISON) qui s’est désintégrée lors de son passage au plus proche du Soleil. O. D.
Des «yeux» suisses aur Philae
> Jean-Luc Josset, actuel directeur du Space Exploration Institutede Neuchâtel, a co-développé les camérasde l’atterrisseur Philae
Le Temps: Sur l’atterrisseur Philae, les sept caméras de l’instrument CIVA, opéré par l’Institut d’astrophysique spatiale de Paris, ont été en grande partie développées par votre équipe alors au Centre suisse d’électronique et de microtechnique de Neuchâtel. Quel est votre sentiment aujourd’hui, alors que l’on est à bout touchant?
Jean-Luc Josset: Je suis très stressé, tant le moment est exaltant. Près de quinze ans plus tard, les caméras fonctionnent parfaitement; elles l’ont prouvé récemment en prenant un «selfie» (autoportrait) de la sonde, montant ses panneaux solaires avec la comète en arrière-plan. Elles en prendront aussi des images panoramiques après la descente de Philae vers l’astre, mercredi.
– Quelles seront les caractéristiques de ces images?
– Ces caméras ont été conçues entre 1998 et 2001, à une époque où peu de monde parlait de photographie numérique, et après des premiers travaux de développement effectués pour le compte de l’ESA entre 1992 et 1997. Nous avions rassemblé tout le savoir-faire technologique de l’Arc jurassien pour ce projet sur lequel ont travaillé plus d’une centaine de personnes. Les images que prendront ces caméras auront un million de pixels, soit 10 à 15 fois moins que les clichés pris par les appareils de photo actuels. Les images seront prises par séquences, lesquelles seront transmises de l’instrument CIVA à l’ordinateur de bord de Philae, puis à Rosetta en orbite, puis à la Terre. Elles ne seront que brièvement stockées dans les circuits de l’atterrisseur, qui ne possèdent que deux fois 16 Mo de mémoire.
– Comment se réjouir encore aujourd’hui, quinze ans après la mise au point de ces caméras?
– L’enthousiasme est le même aujourd’hui que par le passé. Au-delà du développement des caméras, si long et qui a mobilisé beaucoup de ressources personnelles et professionnelles, c’est le plaisir d’avoir participé à une mission d’une telle importance, un défi si fabuleux, celui de toucher une matière si extraordinaire datant des origines du système solaire, et qui explique peut-être l’apparition de la vie sur la Terre. L’aspect international de cette entreprise et l’engouement pour le même esprit de découverte partagé par autant de gens ont été fantastiques. Propos recueillis par O. D.