Le dernier rapport du Conseil national de la science américain tire la sonnette d’alarme: la domination habituelle des Etats-Unis dans la recherche s’affaiblit. Parmi les causes citées: la politique des visas, durcie après le 11 septembre 2001, qui refroidit les chercheurs étrangers
Stagnation du nombre de publications, baisse de celui des distinctions, désaffection des chercheurs étrangers, limitation des budgets fédéraux alloués à la recherche… Si la science américaine, considérée comme la référence mondiale depuis plus d’un demi-siècle, est loin d’être sur le déclin, sa suprématie mondiale perdrait du terrain. La sonnette d’alarme a été tirée début mai dans le New York Times par des experts de la National Science Foundation (NSF), l’agence américaine de soutien à la science. «Le reste du monde nous rattrape», a déclaré l’un d’eux, John Jankowski.
Selon ces analystes, l’Europe et surtout l’Asie montent en puissance, sans que les Etats-Unis n’y accordent une attention démesurée. Pourtant les signes sont là; ils figurent dans le rapport Science & Engineering Indicators (S & E I.) 2004, l’état des lieux effectué tous les deux ans à l’intention du gouvernement par le National Science Board (NSB), l’organe supervisant la NSF.
Ainsi, depuis 1980, les brevets industriels déposés aux Etats-Unis sont toujours plus nombreux. Mais le pourcentage de ceux qui appartiennent à des chercheurs américains, et non à des étrangers établis là-bas, a continuellement baissé pour atteindre 52% aujourd’hui. D’autre part, le nombre annuel des publications américaines dans les revues scientifiques n’a presque pas varié depuis 1992. Simultanément, en Asie comme en Europe, le phénomène inverse est clairement observé.
«Affirmer que la science américaine bat de l’aile constitue une simplification un peu grossière, avise d’emblée Philip Campbell, rédacteur en chef de la revue Nature. En détaillant les indicateurs de qualité des publications, on voit que les Américains dominent encore largement.» Leurs articles restent en effet les plus cités comme référence. Philip Campbell met pourtant le doigt sur un problème naissant, évoqué de tous côtés: la désaffection pour les Etats-Unis des scientifiques étrangers, indiens et asiatiques notamment, qui contribuent traditionnellement au dynamisme de la recherche américaine – en 2000 aux Etats-Unis, 38% des docteurs en sciences étaient nés à l’étranger.
D’autres régions du monde que l’Amérique du Nord, profitant de la tendance à une globalisation des savoirs et des capacités, se dotent de structures scientifiques concurrentielles. C’est pourquoi, selon les experts, les chercheurs hésitent davantage à s’exiler aux Etats-Unis. Dans les pays d’Asie surtout, de gros investissements réalisés dans la recherche les retiennent et incitent les expatriés à prendre le chemin du retour. L’Europe, de son côté, a lancé son sixième programme-cadre de la recherche, qui doit favoriser les collaborations transnationales. «Le Vieux Continent devient de plus en plus attractif», confirme Christoph von Arb, consul scientifique de Suisse à Boston.
«Mais ce sont surtout les obstacles administratifs qui découragent maintenant ces scientifiques à venir travailler aux Etats-Unis», poursuit le consul. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, l’administration américaine est plus restrictive concernant les visas, y compris pour les scientifiques. «Ceux-ci doivent même parfois se justifier quant aux buts de leurs recherches précédentes, ce qui n’était quasiment jamais le cas auparavant, ajoute-t-il. Le directeur du Massachusetts Institute of Technology (MIT) m’a confirmé que cette situation diminuait l’attractivité des Etats-Unis.» Même son de cloche chez Lawrence Summers, président de la prestigieuse Université de Harvard: «Tout en reconnaissant le rôle de ces mesures de protection, nous craignons que la position dominante de l’Amérique dans la recherche ne soit menacée par la baisse considérable de sétrangers à venir dans nos universités.» Les chiffres parlent pour lui: à Harvard, le nombre de demandes de visas d’étudiants chinois a chuté de 40%. Dans tout le pays, toutes nations confondues, la baisse se monte à 20% depuis 2001.
Enfin, le manque de relève indigène accentue la situation. Selon les S & E Indicators 2004, les Etats-Unis figurent au 17e rang mondial en regard de la proportion d’étudiants de 18 à 24 ans qui obtiennent un diplôme en sciences. En 1975, leur rang était le troisième. «Historiquement, analyse Philip Campbell, les jeunes américains sont moins attirés par la science que par le droit ou l’économie. Pour rendre cette discipline plus attractive, les Etats-Unis devraient donc augmenter les salaires des scientifiques.» Warren Washington, président du NSB en convient, sur le site Internet de la NSF: «Nous devons développer davantage nos talents nationaux.» Paradoxe de la situation, selon le rapport S & E I. 2004, la santé actuelle de l’économie américaine implique une demande certaine en personnel scientifique et technique qualifié.
Même si la situation n’est assurément pas désespérée – les Etats-Unis, toujours leader dans les sciences et technologies, demeurent aussi le premier producteur mondial de produits de haute technologie – ces signes ne doivent pas être sous-estimés, préviennent les membres du NSB. Sinon, «en 2020, nous pourrions nous apercevoir que la capacité des Etats-Unis à régénérer leurs systèmes de recherche et d’éducation a été affaiblie et que leur prééminence a été abandonnée au profit d’autres régions du monde».