Le kilo est la dernière des unités fondamentales à être basée sur un artefact: un cylindre de métal. Plusieurs groupes, dont un à l’Office fédéral de métrologie, METAS, sont en course pour la lier à des constantes fondamentales de la nature. Relevé d’étape du 17 au 21 octobre à Paris, lors de la Conférence générale des poids et mesures
Combien pèse un kilogramme? La question est aussi saugrenue que la réponse, car… l’entité varie, en gros, de 50 microgrammes par siècle, autant qu’un grain de sable! Le kilogramme est en effet la dernière des unités du Système international (SI) a être basée sur un artefact, le Prototype international du kilogramme: il s’agit d’un cylindre de 39 millimètres de hauteur pour autant de diamètre et composé d’un alliage de platine-iridium. Il a été fabriqué à Londres et repose depuis 1889 au Bureau international des poids et mesures (BIPM), à Sèvres, près de Paris. Or, au fil du temps, cet étalon, lorsqu’il est comparé à ses 80 copies officielles, fluctue en masse, probablement à cause des effets de contamination des métaux par l’air ou des opérations de nettoyage. Ou sont-ce ces copies qui varient? (Voir graphique ci-contre)
Il y a donc une nécessité de «trouver un moyen pour redéfinir le kg en utilisant des constantes fondamentales, c’est-à-dire des invariants de la nature», explique Terry Quinn, directeur émérite du BIPM, dans un article de la revue Philosophical transactions of the Royal Society. A l’image de ce qui a été fait pour le mètre et la seconde. Toute perte ou dommage porté au célèbre et unique cylindre de platine priverait en effet l’humanité du seul véritable point de référence existant. Par ailleurs, «ses copies servent à raccorder tous les étalons de masse des Etats membres du SI, en une longue et stricte hiérarchie qui descend jusqu’aux balances et autres instruments utilisés dans les laboratoires et les usines du monde entier, explique dans la revue Scientific American Ian Robinson, expert au Laboratoire national de physique du Royaume-Uni, à Londres. C’est dire l’importance, sur le plan économique, que la masse de l’étalon soit stable.» Sans compter que redéfinir le kg permettrait aussi, par équations de la physique interposées, de figer d’autres unités, dont celle du courant électrique (l’ampère) ou celle de la température (le kelvin).
Du 17 au 21 octobre se réunira à Paris, comme tous les quatre ans, la Conférence générale des poids et mesures. Elle doit cette fois faire le point sur les nouvelles méthodes devant permettre, une fois pour toutes, de fixer la masse du kilo.
Plusieurs groupes de scientifiques sont en course. Ils ambitionnent tous de faire dépendre le kg de la constante de Planck, notée «h» (lire ci-dessous); elle apparaît dans la description du monde de l’infiniment petit des particules, où règnent des phénomènes quantiques contre-intuitifs (un électron peut par exemple se trouver simultanément dans deux états différents).
«Le défi est le suivant, explique Ali-Laurent Eichenberger, de l’Office fédéral de métrologie METAS: pour affirmer définitivement que le futur étalon de référence vaut un certain multiple de cette constante, il faut d’abord pouvoir mesurer celle-ci avec une précision extrêmement fine», de l’ordre de 2*10-8, soit deux millionièmes de pour-cent. «Devant une pile de feuilles de papier haute de 5 km, cela correspond à l’épaisseur… d’une feuille», image le scientifique. Pourquoi vouloir minimiser à ce point l’incertitude? «Aujourd’hui, on arrive déjà à comparer entre elles deux masses avec une précision de l’ordre du millionième de gramme. Pour assurer la continuité, il nous faut atteindre la valeur précitée.»
Dans cette minutieuse course à la mesure de «h», deux types d’expérience s’affrontent. Le premier, inventé dans les années 1970 déjà, est la «balance du watt»: «Il s’agit d’un dispositif complexe qui fait intervenir des phénomènes mécaniques, impliquant la masse à étalonner, et de subtils effets électromagnétiques, descriptibles à l’aide de la constante h», dit Ali-Laurent Eichenberger. Cinq équipes au monde possèdent une telle balance. Trois ont à ce jour publié leur valeur de h; le groupe de METAS l’a fait en avril 2011. «Mais il faut encore en améliorer la précision d’un facteur 10…» indique le physicien.
L’autre expérience en compétition s’avère plus évidente, mais pas moins compliquée. L’idée est de fabriquer une boule parfaite de 9,36 cm de diamètre, faite d’un matériau cristallin très pur, du silicium 28Si. Une sphère si réussie que, si elle avait la taille de la Terre, ses plus grosses aspérités ne mesureraient pas plus de quelques mètres de haut. «Resterait» alors – grossièrement dit – à relier la masse du kg à celle d’un multiple de la masse d’un seul atome de silicium de cette bille géante. De savants calculs qui font aussi apparaître la constante h.
Voilà pour les concurrents et leurs montures. Quid de la course? Les chercheurs disent souvent être dans la dernière ligne droite. Un gros obstacle se dresse pourtant sur la route de la redéfinition du kg: les valeurs de h mesurées avec ces deux méthodes sont très différentes. Malaise. La Conférence générale des poids et mesures (CGPM) va donc prendre acte des récentes percées et, peut-être, remettre sa décision de donner une nouvelle identité au kg à la prochaine réunion, en 2015.
«La technique des sphères de silicium est la plus prometteuse», n’hésite pas à clamer Horst Bettin, chef du groupe dédié à l’institut allemand PTB de Braunschweig, en pointe dans ce domaine. «Car les balances du watt ont un inconvénient majeur: il faut aligner très précisément et simultanément un grand nombre de composants, ce qui n’est vraiment pas simple.» Une remarque qu’admet Ali-Laurent Eichenberger, qui renvoie la balle: «Faire des mesures sur les sphères de silicium requiert aussi beaucoup de finesse.» «D’autant plus, ajoute Michael Stock, chef du projet «balance du watt» au BIPM, que ces recherches ne peuvent être menées qu’à travers une collaboration internationale de plusieurs groupes, chacun spécialisé dans un domaine et ayant les outils appropriés pour mesurer le volume de la sphère, la cristallographie, etc.» Pour lui, il sera ainsi très difficile d’atteindre la précision espérée.
Ali-Laurent Eichenberger planche sur ses recherches depuis 11 ans. Il est convaincu qu’il est pertinent d’essayer. Et surtout passionnant de le faire, dans un esprit de saine compétition: «Ce qui me motive, c’est le souci du détail. De plus, on touche à tous les domaines de la physique, de la mécanique à l’optique en passant par l’électromagnétisme. L’importance est certes moindre que lors de la redéfinition de la seconde, qui sert, à travers les horloges atomiques, à faire fonctionner les GPS. Mais c’est aussi pour la beauté et la stabilité du système.» Et, tous l’admettent, pour avoir le privilège d’écrire l’histoire des sciences. «Car une fois que l’on aura décidé de définir le kg à l’aide de la constante de Planck, et plus de l’étalon, on ne pourra plus revenir en arrière», conclut le physicien.
Il ne croit pas si bien dire. Pour expliquer la discrépance entre les valeurs mesurées avec les deux méthodes, «il se peut que les expérimentateurs n’aient pas examiné toutes les possibilités d’erreur, estime Wolfgang Schwitz, ancien directeur de METAS et délégué suisse au comité de la Conférence générale des poids et mesures. Mais il se peut aussi que se cachent, dans l’une des expériences, des effets de la physique inédits et encore plus fondamentaux!»
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