L’usage des technologies informatiques en médecine se développe fortement. Premier d’une série de quatre épisodes sur ce thème: les «réseaux sociaux médicaux», où les patients évoquent leurs maladies et les traitements en détail, et font avancer les recherches
Revenus de l’omniscience des docteurs d’antan, les patients ont ensuite été placés «au centre» du processus médical. Voilà qu’ils sont en passe d’en prendre les commandes! Ils s’émancipent, deviennent de vrais acteurs dans les décisions, la prise en charge de leur thérapie, les rouages des recherches médicales. Ils agissent notamment à travers les «Facebook des malades»: des réseaux sociaux sur Internet sur lesquels ils se regroupent pour évoquer leurs affections, mais qui sont bien plus que de simples forums de discussion. Des portails mis sur pied par des sociétés dont le business plan repose sur la commercialisation des données acquises auprès de ces milliers d’internautes. A l’ère où les systèmes de santé sont à refondre, où la pharma-industrie peine à trouver de nouvelles molécules, et où la gestion des maladies chroniques devient un enjeu de santé public majeur, cette tendance suscite de toutes parts un vif intérêt.
L’un des sites les plus célèbres est Patientslikeme.com , fondé en 2004 par Jamie Heywood, confronté à la maladie de son frère Stephan, la sclérose latérale amyotrophique (SLA): cet Américain cherchait par tous les moyens des méthodes, éprouvées ou non, pour allonger sa vie. Moult portails similaires ont depuis vu le jour, tels Inspire.com , CureTogether.com . En France, Carenity.comest né en avril 2011.
Le principe est simple: les participants créent sur ces sites un profil, en indiquant la maladie dont ils souffrent. Puis ils y partagent des informations précises concernant le diagnostic reçu, les études parues sur leur problème, leur expérience de tel traitement, de ses dosages et de ses effets secondaires. Des thérapies qui sortent parfois des sentiers battus par le corps médical. Outre l’aspect thérapeutique, «l’aspect social est aussi crucial, dit Michael Chekroun, fondateur de Carenity, qui compte plusieurs milliers d’inscrits, dont quelques dizaines en Suisse. Notre site sert aux patients à entrer en contact avec des gens qui ont exactement la même affection qu’eux. De plus, le site leur permet de tenir «un carnet de bord» de suivi de leur état de santé.» Au final se crée une fantastique et précieuse mine de données médicales.
Les concepteurs de Patientslikeme ont vite compris qu’ils pouvaient tirer profit de la leur pour faire avancer la recherche, comme le démontre la première étude du genre publiée le 24 avril 2011 dans Nature Biotechnology . 348 patients inscrits au site, souffrant de SLA, se sont passé le mot pour se soigner avec du carbonate de lithium, des potentiels effets bénéfiques ayant été observés lors d’un bref essai en 2008. «Neuf mois plus tard, après qu’une partie d’entre eux eut scrupuleusement suivi la posologie, on a pu conclure que cette substance n’apportait aucune amélioration de santé», résumait Paul Wicks, responsable de la recherche chez Patientslikeme , lors d’un colloque de l’Association suisse de journalisme scientifique en novembre. En d’autres termes, les patients avaient démontré eux-mêmes, rapidement, avec des coûts faibles et une logistique légère, l’inefficacité de ce traitement. «Or il faut des mois à la pharma-industrie pour mener la même démarche de manière conventionnelle; neuf mois sont nécessaires ne serait-ce que pour recruter assez de sujets…» Patientslikeme compte plus de 124 000 membres, concernés par plus de 1000 affections différentes.
Paul Wicks et Michael Chekroun le reconnaissent: leur site n’est largement financé ni par une inscription, ni par la publicité, mais bien par la vente de ces données à des sociétés de marketing ou pharmaceutiques. Car, par exemple, ces dernières doivent souvent investir des sommes énormes pour la phase IV d’un médicament, à savoir la surveillance après sa mise sur le marché; ces sites de patients leur permettent d’assurer ce suivi.
Se pose tout de même la question du rôle que des représentants des pharmas pourraient jouer sur ces réseaux sociaux médicaux, en se faisant passer pour des malades et en conseillant d’utiliser tel médicament plutôt qu’un autre. «Peu de sociétés oseraient s’y risquer, tant elles seraient terrifiées des conséquences du fait d’être découvertes», dit Geoffrey Henning, ancien responsable de la communication pour Roche.
Malgré les opportunités qu’offre cette tendance à une implication volontaire des patients, certains observateurs voient des dérives possibles. La première concerne la production de données médicales non uniformisées par des personnes directement concernées, et donc pas forcément impartiales. «Nous faisons tout pour générer des statistiques aussi précises que possible», assure Paul Wicks. Et à ceux qui voient là une opportunité pour les pharmas de recruter aisément des sujets pour leurs essais, tant les protocoles sont contraignants, Geoffrey Henning dit que «ce sont justement ces règlements très lourds qui empêchent cette industrie d’être innovative aujourd’hui.»
A l’Institut d’éthique biomédicale de l’Université de Zurich, Effy Vayena se demande, elle, «si ces patients-internautes sont bien conscients de tous leurs droits. Et savent-ils que leurs données peuvent être consultées par vraiment tout le monde, et pas uniquement le petit groupe de gens avec qui ils conversent sur ces sites? Je n’en suis pas sûre…» «Même si les informations personnelles sont sécurisées et que nos espaces membres ne sont pas accessibles par les moteurs de recherche, nous conseillons aux membres de Carenity d’utiliser un pseudonyme, précise Michael Chekroun. Et avant de vendre ces données, nous les anonymisons.»
«Cette approche a un potentiel énorme», estime de son côté Lee Hartwell, dans le Wall Street Journal . Selon l’oncologue américain, prix Nobel de médecine, les réseaux sociaux médicaux ne vont pas remplacer les traditionnels essais cliniques randomisés, en double aveugle et avec un «groupe contrôle», devenus des standards pour générer des savoirs. «Mais ceux-ci sont devenus si compliqués que de nouveaux modèles sont nécessaires.» Effy Vayena ne dit pas le contraire, mais souhaite que soient créés «des organes indépendants pour évaluer les risques et les bénéfices de ces recherches inédites», faites par des sociétés privées et qui ne sont pas forcément soumises aux mêmes protocoles que les travaux académiques.
Dernier risque: que les patients donnent aux avis de leurs pairs le même poids qu’à une prescription médicale. «Avec notre outil, nous visons aussi à améliorer le dialogue entre le patient et son médecin, rétorque Michael Chekroun. Car un patient qui se prend en charge se soigne mieux. Le rôle du médecin – qui va évoluer – est de guider ses patients vers des sites de qualité.»